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Ah oui, bonjour, fit Horace.

- Non, c'est moi. Da !

Quoi vous ? reprit-il.

Les lettres, c'est moi.

Ah... que voulez-vous ?

Une chèvre... non, une chefe-d'œuvre, sinon rien.

Le blasphème était complet.

Révulsée, Liberté referma sa fenêtre pour ne pas entendre la suite. De son côté, Horace poursuivit cette reconstitution désespérée, conscient qu'il se montrait en spectacle. Il souhaitait persuader Liberté que les sillons creusés ensemble étaient les seuls chemins qu'il désirait emprunter, même avec une autre. Horace déposa donc du Parme et des écrevisses sur la table, en priant la Caucasienne mal épilée de se déshabiller pour dîner nue. Elle s'exécuta avec un air qui participait de la servilité des larbins d'antan et de la bestialité des pugilistes à la douche. Ses jambes grêles apparurent. Sa nudité blafarde, pleine de tressaillements, fatiguée de misère, se révéla. Horace hasarda un coup d'œil vers la fenêtre de Liberté, histoire de vérifier qu'elle profitait bien de la démonstration tragique de sa nostalgie.

Leurs regards croisèrent le fer au moment où elle tirait violemment son rideau. Liberté ne voulait plus être témoin de ces développements nauséabonds ! Elle ne tolérait pas de voir leurs émois célestes revisités par une victime achetée, une mercenaire flasque et grimaçante ! Comment avait-il pu s'arrêter sur une fille aussi dissemblable d'elle ? Des fesses en yaourt ! Une physionomie de bois effilée, rechignée, fermée à toute nuance ! Aucun éclat ne sortait d'elle ! Et ce tortillement en guise de démarche ! Une pauvrette vieillie par le regard autant que par la peau ! L'incarnation de la fange ! Une intermittente des nuits interlopes du Puy-de-Dôme ! L'eût-il trompée avec une épouse pimpante de chirurgien, une héritière des bénéfices d'un shampooing ou une gracieuse poudrée comme il faut, Liberté aurait éprouvé une rage identique. La jalousie réchauffait son sang, allumait son caractère, faisait triompher sa virulence !

Horace resta coi devant ce rideau fermé, paya luxueusement la fausse Liberté Byron, annula leurs ébats de commande et termina seul la soirée. Le geste de Liberté avait enrayé son élan. Elle n'avait rien vu de poétique dans son initiative ; pas une seconde il n'imagina qu'elle en était furibarde. En une soirée, elle avait fait provision de colère pour plusieurs mois. Horace se croyait astucieux. L'ère des quiproquos dangereux, avec leur lot de conséquences fatales, venait de débuter ; plus rien ne la terminerait. S'il est difficile de s'entendre lorsque l'on parle, s'écouter sans rien dire annonce bien des accrochages. Horace et Liberté s'engageaient dans un drame mécanique, obligatoire pour ainsi dire. Rienest un programme qui n'aboutit à rien de convergent, ou plutôt à cette sorte de néant sinistre qui préside à toutes les catastrophes. Le décryptage de la conduite de l'autre allait bientôt les persuader d'idées contraires, les entêter dans des passions dissymétriques. Une horrible succession de malentendus les attendait.

7

Mademoiselle Liberté tenait de la pythie, du prêtre façon saint Ignace de Loyola et de Colette en période d'hystérie sensuelle. Toute son âme était engagée dans l'ambition qu'elle voulait communiquer à Horace. Cette fille n'était que lignes de force, au service d'une colère. L'idée d'être enterrée toute vive dans une existence bénigne, rassasiée, étouffée de sagesse, l'écœurait plus que jamais. Elle ne se voyait pas importer dans sa vie adulte la mollesse ignoble qui gouverne le sort des grandes personnes résignées, bedonnantes de réussite. Bâiller sa vie ? Jamais ! S'enliser dans le déshonneur du mariage ? Que nenni ! Ressembler à ces paladins dont le masque de modération a glissé sous l'épiderme ? À ces éteints qui mangent sans fringale, qui votent sans indignation, qui rompent sans choc traumatique ? Plutôt crever ! Les pécules de précaution, les assurances et les paratonnerres à la casse !

À force de s'identifier à son délire de perfection, Liberté devint aussi hardie que son catéchisme sentimental. Avec sa bonne foi intégrale, sa résolution athlétique et fatale, elle s'enferma dans un chemin quasi fictif et parfaitement glissant. Franchissant ce qui restait de distance entre elle et le fanatisme, Liberté décida de poursuivre son exploration d'un riencolossal. Ah, connaître enfin un rien constitué de renonciations épiques, de retraits convulsifs, de sacrifices éclatants ! Oser la plus intime des séparations ! Le divorce le plus conjugal ! Entrer dans une retenue pleine de lubricité ardente ! Enivrée de pureté, le cerveau incendié, Liberté ne voulait plus maintenir sa conduite dans des bornes raisonnables. Elle entendait exterminer toute sagesse entre eux ! Homicider la moindre tempérance ! Flirter avec les ténèbres ne dérangeait pas cette ascète voluptueuse. Le trépas était pour elle le début de l'immortalité.

Rienplutôt qu'une vie morte restait sa monomanie. Excitée par son dessein, dévouée aux excès furieux de sa passion, Liberté désirait ne plus rien manger qu'Horace n'aurait déjà goûté. Ne plus rien faire que de l'aimer ! Ne plus rien lui signifier ! Rien ! Rien ! En tout, elle mit alors un instinct d'absolu, une obsession tatillonne. Sa conduite ne devait plus être que la paraphrase d'une pensée unique : vivre un amour qui ne soit que de l'amour, un rien digne d'un chef-d'œuvre, purifié de tout quotidien.

Avec son aplomb d'illuminée, la fille de Lord Byron décida de disparaître définitivement, ou plutôt de s'installer clandestinement dans l'appartement de fonction d'Horace. Nulle trace du séjour de Juliette dans ces murs ne subsistait plus. L'épouse roborative avait déménagé avec ses bibelots sages, ses guéridons chantournés et ses rideaux brodés. Tapie dans les recoins, derrière les penderies ou sous le lit d'Horace, Liberté pourrait enfin vivre avec lui sans lui, se prélasser dans du rienconsistant, copieux même, connaître un paroxysme continu !

Le soir même, elle déménageait par effraction - en crochetant la serrure, - et se domicilia dans un vaste placard d'Horace. Cette demeure sans soleil se révéla Spartiate : un mur de planches pour horizon, des piles de brochures touristiques en guise de lit, un sommier de réclames qui promettaient de fréquenter l'univers à bon marché. Sous ses fesses l'Asie s'offrait, l'Amérique se vantait. Mais dans ce placard, elle ne rêvait que d'une destination : lui, l'homme par qui elle atteindrait un amour jamais apaisé. Liberté ne voulait plus se diviser, ou plutôt se multiplier en mille activités, se dilapider en études futiles. Aimer serait désormais son unique métier. Il y avait en elle des emportements d'amoureuse cyclonique, une exigence poignante. Quand elle regardait au fond de son âme, Liberté ne voyait qu'une chose : son désir de n'être qu'une amante. Ridiculiser Cléopâtre ! Pulvériser Ondine !

En rentrant, Horace jeta un coup d'œil de l'autre côté de la cour pour s'assurer qu'elle était bien là. Son absence énorme l'étonna. Troublé, le cœur encore chaud de pensées qu'il aurait aimé lui signifier par sa conduite, Horace se rendit dans la cuisine pour entamer un poulet froid mayonnaise. Face à sa fenêtre, il dépeça le cadavre cuit du volatile, en attendant qu'elle surgisse chez elle. Comme Liberté ne paraissait pas, il se résigna à aller se coucher et, nerveux, rendu à son angoisse de vivre sans elle, tomba dans une sorte de rêverie lourde en parcourant un roman - une épopée pygmée - qu'elle ne partageait pas en même temps que lui. Lire en solitaire le laissait sans tranquillité. Les Pygmées lui cassaient le moral, dissolvaient sa bonne humeur.