Profitant de ce répit, Liberté se coula dans la cuisine, récupéra la carcasse du poulet gisant dans la poubelle, lécha le reste de mayonnaise qui auréolait l'assiette d'Horace et dîna de ce que ses lèvres avaient touché ; puis elle but quelques gorgées d'un vin qu'il avait débouché. Enfin, Liberté sortit Horace de son lit en composant son numéro de téléphone sur un appareil portable. Il pesta, pensa que sa belle-mère cosaque allait le canarder de reproches qui déborderaient du téléphone et se leva pour aller répondre dans le salon. Elle en profita pour se faufiler sous son sommier, là où elle pourrait partager son sommeil.
À peine eut-il dit allô que Liberté raccrocha. Horace regarda en direction de sa chambre, obstinément déserte, sortit son télescope, scruta méticuleusement son intimité, rangea l'engin de laiton derrière un rideau et retourna s'aliter. Il se croyait loin d'elle. Liberté se trouvait juste sous lui, accordant sa respiration à la sienne, profitant de cette proximité tentante qui agaçait ses nerfs et embrumait sa tête.
Anxieux, Horace commença alors à se caresser en se figurant qu'elle l'exténuait de griseries acrobatiques. Dans son esprit, Liberté se surpassait en succions fictives ; sa main d'homme suivait le mouvement. Les vibrations transmises au matelas avertirent bientôt Liberté qu'elle occupait son imagination, activement. Émue de flotter parmi les désirs d'Horace, elle se donna à son tour des plaisirs précis, distrayants, coordonnés avec ceux qui, sur le lit, se développaient dans un essoufflement progressif. Comme Horace se délivrait de sa tension par un râle, elle mordit un pied de sa table de nuit pour bâillonner son extase. Rétention n'était pas pour eux synonyme de vertu. Jouir infiniment restait l'axe de leur existence.
Seule, recluse dans un placard ou sous un lit, Liberté échappa désormais à la vie de lieux communs qu'elle avait toujours craint de mener. Cette séquestration lui apparaissait comme une délivrance. Adieu les jours salis d'arrangements, les heures tuées par les rituels de ménagère, les minutes sans emportements ! Ah, disparaître pour exister enfin ! S'annuler pour se trouver ! Se jeter dans la fidélité comme on se jette dans l'adultère ! Trouver le bonheur au bout de la continence, en résultat d'une rage inflexible !
Naturellement, tant d'exaltation préludait au pire.
8
Les jours suivants, Horace s'inquiéta de la disparition subite de Liberté. Tous les personnages empesés du lycée furent consultés : le sentencieux qui faisait office de censeur ignorait ce que Mademoiselle Byron était devenue, le doctoral économe zozota qu'il n'en savait pas davantage, le concierge ivre de mépris, sûr de son importance, demeura évasif. Le petit peuple des professeurs n'accoucha d'aucune indication. Les anguleux en voulaient à Liberté, les espiègles se réjouissaient de son absence buissonnière, les spirituels firent des mots, usèrent quelques adjectifs, les latinistes convoquèrent Tacite. Horace resta sans explication.
Sous le lit, Liberté rédigeait le cahier de son enfermement volontaire, répertoire de ses émotions ailées. Elle notait ses extases nées de l'attente, ses espérances infimes, l'assouvissement que lui procurait l'abstinence. Son stylo enregistrait toute la poésie de son amour superlatif.
Un soir, alité au-dessus de Liberté qui se reposait sous son sommier, Horace finit par composer le numéro de Lord Byron :
- Allô ? répondit le mangeur de chiens, friand de roses en compote et de beignets de fleurs.
- Monsieur de Tonnerre, le proviseur...
-... et amant de ma fille !
- Elle a disparu depuis trois jours... Je me disais qu'elle était peut-être chez vous.
- Monsieur, vous m'excédez ! Ce que vous avez commis est honteux, infâme, ignominieux ! tonna l'homme qui avait traversé l'Atlantique à la nage.
- Je vous comprends...
- Alors je me suis mal fait comprendre ! Je ne vous pardonnerai jamais de ne pas adorer ma fille avec la démesure et le romanesque qui lui conviennent. Qui croyez-vous aimer ? Une amante au petit pied ? Une étudiante qui se donnerait dans des draps de confection, sans se faire faire un lit sur mesures pour l'occasion ? Une gourgandine capable d'accepter de monter dans une chambre d'hôtel sans qu'on lui offre tout l'établissement ? Où sont les poèmes que vous auriez dû lui écrire tous les matins ? Par quelles audaces avez-vous payé ses faveurs ? Avez-vous seulement pensé à la faire rire chaque jour, à la faire entrer de plain-pied dans un chapitre de Stendhal, à lui parler en alexandrins ? Quelles sont les folies susceptibles de vous hisser au niveau de ses songes ? Par vos baisers ordinaires, vos promesses tenables, vous avez été le complice de la médiocrité, le suppôt de toutes les lâchetés, l'ordonnateur d'une défaite immonde ! De ses chagrins les plus funestes ! Amoureux inconséquent, vous avez poussé la pusillanimité jusqu'à nourrir ses élans en demeurant en dessous de Shakespeare, à mille lieues de Musset ! Je vous méprise ! Ma fille était faite pour être une Jeanne d'Arc à l'assaut de toutes les forteresses, une papesse qui aurait excommunié la tiédeur sentimentale de l'univers ! Elle cherchait un Roméo, elle a trouvé un rond-de-cuir ! Une blatte déguisée en prétendant ! Un cancrelat ! Rien qu'un homme !
- Ce qu'elle réclame est impossible.
- Qu'est-ce que ça peut faire puisque c'est nécessaire !
Sous le lit, Liberté entendait les vociférations de son père qui résonnaient dans le téléphone, la jactance houleuse de Byron dont les saillies éclataient à l'intérieur du haut-parleur minuscule. De tout son coffre, il glapissait ce qu'elle aurait voulu dire. Reprenant son souffle de forge, le géant assena une dernière réplique :
- Quand on promet le ciel à une fille, il faut être prêt à y aller.
- Où est-elle ?
- Pas chez moi, pauvre type. Et si elle est au ciel, sans vous, je vous y envoie !
Byron raccrocha.
Horace resta détruit, pilonné sous le mortier du verbe de Byron. N'avait-il pas participé à des jeux hors de sa portée en aimant Liberté ? Pourtant, sa nature entière, soumise au magnétisme de l'absolu, le tournait vers des exigences de même standing. Toujours il avait rêvé de se composer un destin d'amant, une carrière d'aimeur de femme. Un effréné de la monogamie ! Ah, mettre de la virtuosité dans sa passion ! Pourquoi pas du génie ? Rogner toutes les habitudes pour faire triompher l'invention ! Envoyer à la casse la plus mince concession ! Se tortiller jusqu'à l'idéal ! Alors pourquoi s'était-il révélé au-dessous de ses propres attentes ? Comment avait-il fini par être inférieur à ses songes ? Un cancrelat quand il se voulait courageux, sans fatigue, cuirassé contre l'érosion, plus fort que le temps ! Désespérant de lui-même, il fut alors saisi de tristesse. Difficile de s'admettre si petit, de se constater si défaillant. Quel déshonneur de n'être que soi ! Quelle pitié de ne pas réussir à se sauver par le cœur !
Malheureux, se croyant oublié par Liberté, Horace n'avait même plus la force de faire de lui un homme totalement ordinaire. La ténacité qu'il faut pour se hisser à un niveau élevé de médiocrité ! Faire l'important à Clermont-Ferrand ne le tentait plus. Serrer la main des notoriétés départementales le dégoûtait désormais. Il n'avait même plus l'énergie de brider ses traits ironiques, de rechercher avec rage la société des décorés et autres pachas de l'industrie locale. Comment, jadis, avait-il pu solliciter la grâce de tutoyer les plumocrates du Puy-de-Dôme, des lots entiers d'épargnants vieillissant à feu doux, de flatter les charlatans du bonheur, ces prélats de la Magistrature bronzée et de la Médecine titrée qui se grisent de vacances à l'île de Ré, de raouts golfiques et de labradors bien élevés ? Fuir sa vérité avait cessé d'apparaître à Horace comme une issue.