Horace de Tonnerre allait devenir... rien. Mais un rienvéritablement nul, sans aspects superlatifs, un rienléthargique, mou comme un ventre d'élu, triste comme un hymen d'épiciers assignés à vie dans une échoppe. Sa vie serait vide de ces ridicules qui appellent la caricature, des vices qui laissent imaginer des fantasmes abondants. La vacuité allait être son programme, l'ennui sa pitance. Adieu les chimères libertesques, les don-quichotteries dont il s'était pourléché les babines ! Persuadé que Liberté était convalescente de leur histoire, qu'elle s'entortillait déjà autour d'un autre, Horace renonça à être lui. Il négligea même de renouveler sa carte d'identité. Monsieur de Tonnerre, né le 18 juin 1958, était officiellement périmé. Ses papiers l'attestaient.
9
Brusquement, l'alcool devint l'opium d'Horace. Il leva le coude mécaniquement pour s'acheter des rasades de quiétude. Complice de son effacement, le whisky ordinaire fut au menu de ses petits déjeuners ; puis, bigame, Horace se mit à fréquenter également les vieux malts. Hantant l'appartement, Liberté tenta bien de faire disparaître les bouteilles mais elles revenaient toujours plus nombreuses, à mesure qu'elle les jetait. Une marée écossaise ! La fièvre confiscatoire de Liberté n'avait aucun effet. Sous pavillon des Highlands, Horace descendait des fleuves de chagrin, s'annulait dans des beuveries qu'il croyait solitaires, s'ajournait sine die. Son soulagement commençait au deuxième verre. Sa douleur s'en allait alors. Il mourait avec le jour, se démolissait à chaque gorgée.
Après avoir vécu aux environs de la perfection, Horace explorait la condition de serpillière ; mais seulement pendant les heures non ouvrables. Sur la scène de la société, on le voyait presque sobre, souriant avec application, s'exhibant parmi les pontifes du corps enseignant dans un simulacre de bonne humeur. Le désespoir n'est insondable que lorsqu'il fermente sous un masque de jovialité. Les chagrins qui ne disent pas leur nom ont ce quelque chose d'indicible qui tue.
Horace mangeait peu ; l'alcool est un aliment qui trompe le cerveau. Liberté maigrissait donc. Laissant peu de restes, Horace la condamnait à rogner de maigres fonds de poubelle. Parfois, avitaminée, elle titubait dans l'appartement, ivre de faim et affamée d'amour. Mademoiselle Liberté était de celles qui se fanatisent dans l'épreuve. Le renoncement était son remontant, l'obstination sa fierté. Tout ou rien demeurait sa sourate favorite. Fléchir à présent l'eût détruite. Mais, un soir, alors qu'elle rédigeait son journal sous le sommier, elle fut saisie de terreur en entendant un coup de téléphone.
Au-dessus d'elle, brisé d'alcool, Horace prenait rendez-vous pour le lendemain avec une prostituée, la priait de venir déguisée en elle, vêtue d'un manteau rouge. Sans doute s'agissait-il de la morne figure qu'il avait déjà convoquée. Mais, cette fois, il enjoignait à la fille de mettre un masque, de porter une perruque brune et de se taire, pour qu'il pût se figurer qu'elle était une autre.
La perspective d'entendre Horace forniquer avec une mercenaire juste au-dessus de sa tête parut hallucinante à Liberté. L'immonde s'ajoutait à l'insoutenable. Quoi ? Allait-elle l'écouter proférer des mots allumés en besognant cette putain ? Comment supporterait-elle que cette fille glapisse de plaisir à sa place ? Était-il concevable qu'il répande son sperme dans une autre à quelques centimètres d'elle ?
Liberté ne voyait qu'une solution, radicale.
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Le lendemain soir, on sonna. Sans marcher droit, Horace se traîna jusqu'à son piano. Ses mains imprécises, paludéennes, se posèrent sur le clavier. Sa tournure cafardeuse était celle d'un type usé qui ne cherche plus à dénouer sa vie. Son caractère émergeait à peine du brouillard d'alcool qui ralentissait son cerveau. Il n'éprouvait rien de bien net, aucune gloutonnerie de chair. L'apparence fatiguée d'Horace était donc prête à jouer une parodie des Variations Goldberg.
- Entrez ! beugla-t-il. La porte... elle est ouverte !
Habillé d'un duffle-coat rouge et d'un fouillis d'étoffes, portant un masque vénitien, le souvenir de Liberté pénétra dans le hall. Ses jambes grêles, déviandées, n'étaient pas celles qu'Horace avait connues ; mais pour l'essentiel la silhouette était fidèle à celle de Mademoiselle Liberté. La perruque, presque identique aux cheveux d'origine de l'absente, aida Horace à entrer dans son rêve de retrouvailles. Liberté - qui le dévalorisait sans relâche, qu'il aurait dû fuir ! - exerçait encore sur lui un magnétisme souverain. Jamais il ne pourrait s'en délier ! Elle dont la croupe mouvante lui faisait glapir sa jouissance ! Elle qui l'avait abonné aux voluptés les plus toniques ! Drogué de plaisir ! Elle qui l'avait cru assez héroïque - lui, le lâche terré dans le Puy-de-Dôme - pour voguer vers la perfection ! Elle qui exigeait de la vie ce qu'en attendent les enfants, les fous et les saints ! Bref, les grands vivants ! Ceux qui méprisent la lucidité et votent des deux mains pour la poésie ! Les sages, quoi.
La vraie Liberté, déguisée en elle-même, s'avança dans un déluge de notes malmenées, un imbroglio de partitions bâclées. Pour annuler le rendez-vous pris avec la prostituée, elle avait appuyé le matin même sur la touche bisdu téléphone d'Horace. Et la voilà qui paraissait en imitation de sa propre personne ! Son corps amaigri ne la trahissait pas trop et le whisky achevait d'embrouiller le jugement d'Horace. Liberté avait préféré se prêter à cette farce pathétique plutôt que de tolérer l'innommable.
Horace la regarda, à travers son chagrin, les pupilles en étoiles. Ses mains floues ébauchaient des bribes de partitions de Bach. Quand soudain, il s'arrêta. Liberté se crut reconnue.
- Ça ne va pas ! lança-t-il. La démarche. Elle ne marchait pas comme ça. Plus de grâce, je vous en prie... Sortez, nous allons reprendre.
Ahurie, Liberté se retira et sonna à nouveau.
- Entrez ! cria-t-il.
Elle pesa sur la porte et vint vers lui, avançant le pied sur le tempo des Variations, en tentant désespérément de ressembler à celle qu'elle avait été. Mais la physionomie atterrée d'Horace lui indiquait qu'elle n'y parvenait pas. Sept fois il lui fit recommencer son entrée, rectifiant d'abord son port de tête, corrigeant son pas jugé trop militaire, lui montrant même comment elle devait marcher pour imiter la véritable Liberté Byron ! En vain elle essayait et réessayait ce pas précis, aérien, qu'elle n'avait plus - ou qu'elle n'avait jamais eu ! - cet amble harmonieux supposé faire frémir les étoffes et donner de la suavité à ses formes. Cette démarche qui faisait flamber ses désirs d'homme ! Mademoiselle Liberté se cherchait sans se trouver, comme si la femme qu'avait désirée Horace n'avait jamais existé.
Enfin, quand Liberté approcha de l'idée qu'il se faisait d'elle, elle resta pétrifiée. La mine égrillarde, guillotiné par une cravate, égaré, rougeaud de désespoir, Horace lui tendit alors des billets de banque froissés en précisant :
- Faites-moi ce qu'elle me faisait... Ou plutôt ce qu'elle m'a fait une seule fois. Ce fut un chef-d'œuvre !
Telle une automate, Liberté prit le numéraire. Patiemment, Horace lui relata avec force détails l'acrobatie sensuelle qu'elle lui avait offerte en voiture, juste avant l'accident. La soirée prenait soudain une physionomie effrayante. Être payée pour récidiver lui sembla sacrilège ; les billets la brûlaient. Mais avait-elle le choix ? Et puis, contrainte par les circonstances, Liberté se laissa gagner par l'envie de goûter une fois encore à leurs voluptés luxueuses. Ah croquer une fois de plus des heures succulentes ! Prête à obliger cet homme qu'elle adorait, frémissante d'appétits et de dégoûts, elle se déshabilla, sûre qu'il la reconnaîtrait enfin. Mais, devant le spectacle de sa nudité, l'œil exténué d'Horace ne s'alluma pas. Glacée, les mains placées devant son sexe acheté, Liberté ne conservait que son masque. Il pensa simplement que cette prostituée était trop maigre.