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Le rituel se poursuivit. Liberté était certaine que ses ardeurs fignolées la démasqueraient, à force d'art. Elle signa chacune de ses caresses, se mit dans tous ses déhanchements, embrassa comme personne, suça ses phalanges selon sa recette. Son entrain n'était qu'à elle, sa liberté érotique la pointait. Pourtant, Horace ne la reconnut pas. S'il cria bien son plaisir, il crut avoir affaire à une professionnelle chevronnée.

Liberté en ressortit déconfite. Comment avait-il pu ne pas retrouver leur intimité dans cette étreinte, par ces élans qui leur appartenaient ? C'était donc qu'il ne l'avait pas véritablement rencontrée, ou seulement avec cette distraction qui signale les liaisons secondaires. Il ne conservait pas en mémoire le grain si fin de sa peau ! Ni le parfum de sa nuque, ni le modelé de ses seins ! L'alcool n'excusait pas tout. Il ne l'avait donc touchée que comme un rustre ! Alors qu'elle connaissait ses épaules par cœur ! Liberté pouvait réciter ses grains de beauté, relire ses mains d'homme les yeux fermés ! Sur son cahier, le soir même, son stylo pleura d'amers reproches. Une volée d'adjectifs caustiques se bousculèrent sur les lignes, dégorgèrent sa rage. Liberté se purgea ainsi de sa tristesse, tandis qu'Horace s'enfonça dans sa peine d'avoir été abandonné.

Les grandes vacances approchèrent. Esseulé, Horace n'eut bientôt plus à paraître et, quand le lycée se vida, il se remplit d'alcool. Père convenable, il ne s'interdisait ce plongeon que lorsqu'il voyait ses enfants. Manger ne le tentait plus. Il maigrit à son tour. Liberté se mit alors à dépérir. Si l'un s'affinait, l'autre, n'ingérant que les restes du premier, s'effaçait peu à peu. Liberté ne vivait plus que de sentiments. Le rien énorme qu'elle avait appelé de ses vœux ne laissait pas de place pour autre chose que son renoncement absolu. Il y avait du soulagement dans son extinction progressive, de la joie dans sa claustration de polygraphe. Écrivant sans cesse, Liberté se tenait désormais presque constamment sous le lit d'Horace, occupée à respirer avec lui quand il était là, noircissant son cahier de pattes-de-mouche lorsqu'il sortait. Ce rienqu'elle perpétuait était toute sa gloire, sa révolte radicale contre la laideur des mariages de grandes personnes. Elle, au moins, ne connaîtrait jamais l'avilissement du compromis, la déchéance du reniement, le parjure. Toute la sénescence qu'elle exécrait ! Corrodée par rien, maintenant jusqu'au bout son style moral, Liberté entendait demeurer fidèle à son credo : un amour imperfectible, sinon rien.

Dans ce ciel pur surgit alors une souillure : Horace rappela la prostituée qui, le croyait-il, avait ressuscité Liberté. Le programme qu'il lui assigna pour le lendemain était identique en tout point : un masque, le silence total et le même étourdissement sensuel. Que cherchait-il dans ce bonheur artificiel, en déshonorant à nouveau leur histoire ? Liberté crut périr. Elle n'avait plus la force de se substituer à cette fille, ni même de quitter son grabat improvisé. Prisonnière de son corps au bord de la vie, pas loin de l'essoufflement, il lui faudrait supporter la violence de cette trahison, juste au-dessus de sa tête. Mais comment traverser une telle mortification ? Était-il même possible d'entrer dans une pareille souffrance ? De ne pas en être disloqué, émietté, détruit ? Jusqu'où est-il possible de suer de la douleur ? Peut-on tout vivre ?

11

La nuit suivante, Liberté mérita enfin son nom ; elle se donna la licence de bifurquer avec insolence, de désobéir à ses propres axiomes. Ayant atteint l'étiage le plus bas, presque à cheval sur les ténèbres, ce charnier fiévreux ne pouvait plus jouer davantage avec ses idées. Acculée, elle accepta de mettre des mots justes sur son duel avec l'infini : son combat n'était qu'une lutte à mort contre la plus virulente de ses peurs, celle de se livrer. Au bord du décès, elle consentit alors à entrer dans la vraie vie et renonça au recours du romanesque, au vertige fallacieux de la fiction. Liberté reconnut même à Horace le droit de n'être que lui-même, pitoyablement humain. Elle finit de vouloir et commença à aimer de la plus belle manière : sans poser de conditions, en se laissant aller à la manie du bonheur.

Tandis qu'Horace dormait, Liberté se coula dans la cuisine pour se sustenter un peu ; puis elle glissa sa silhouette furtive entre ses draps et se mit à adorer ses petitesses, à tolérer ses mollesses de caractère, à cajoler en pensée ses pauvres limites. Elle sut alors que l'amour véritable n'espère rien ; il se contente d'inespéré, s'épanouit dans l'inattendu. Il désenlace, affranchit de tout jugement, remet les clefs avec foi. Liberté eut brusquement au cœur cette générosité-là. Elle parvint à traverser le mur de son égoïsme, à se dégager des convictions qui l'ossifiaient, à traduire sa peur en confiance.

À la lueur de la lune, la jeune femme prit son cahier et en traça la dernière phrase :

Je suis fidèle à mon prénom, je me désenferme.

En posant son stylo, Liberté frissonna d'échapper au tohu-bohu de douleurs qu'elle s'était infligé, d'oser s'extraire de l'identité qu'elle s'était fabriquée. Longtemps, elle avait cru héroïque de n'être qu'un poing levé contre toutes les résignations, un cri adressé à tous les lâches assis sur un fumier d'à-peu-près. Dos au mur, elle voyait à présent toute l'audace qu'il y a à se risquer dans une histoire réelle. L'œil énorme de sa conscience la regardait avec sévérité d'avoir nourri l'orgueil de se croire parfaite dans cette bagarre pour échapper au sort commun. Le courage était bien d'entrer en collision avec la vie, non de l'esquiver avec des mots et des songes. L'émotion superlative, la véritable passe d'armes avec la médiocrité, ne réclament-elles pas la folie de l'engagement ? Pour dépasser les bornes avec un homme, ne faut-il pas avoir l'imprudence et le sang-froid de se marier ? Cette issue gigantesque lui parut soudain un excès à sa mesure.

Quand Horace se réveilla, au petit matin, ses yeux boursouflés d'alcool, envahis de fatigue sur le pourtour, se dilatèrent. Liberté se trouvait allongée près de lui et le fixait, avec un petit sourire mutin. L'irréel de la situation le chamboula. Parfois, l'existence se déguise en roman pour nous séduire. Elle rend alors tout possible, sans craindre les plus extraordinaires détours.

- Veux-tu m'épouser, jusqu'à ce que mort s'ensuive ? chuchota-t-elle.

- Je préférerais que ce soit pour vivre...

- Moi aussi. Un jour, nous nous rencontrerons.