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Alors, Juliette se prit de haine pour cette fille.

Elle se sentait disqualifiée par tant d'élévation, laminée par cette grâce excessive, comme si son pauvre amour, imparfait, humain, trop humain, avait été dévalué par ces lettres abominables de beauté.

Le bruit des pas d'Horace résonna dans le hall ; il venait de rentrer. Sa physionomie était celle d'un homme accablé de pensées, contrarié d'exister.

Juliette était résolue à ne rien dire.

2

Embarrassé, Horace replia sa silhouette fatiguée sur le canapé mou et se servit un scotch. Il ne supportait plus l'astreinte d'une chaise. Chaque soir, ce dandy gourmé se déchargeait de ses lassitudes en vidant un verre du bout des lèvres. Bien qu'il eût le cœur à gauche, Horace présentait un physique de droite. Des cheveux domestiqués, une mise perpétuellement crispée, de la netteté dans les yeux ; ses élans étaient toujours contraints. Épris de pagaille, vivant à la lisière des grandes folies, Horace faisait régner sur sa personne un ordre tatillon.

D'un geste qui sentait l'effort, il sortit de la poche de sa veste quatre lettres qu'il déposa sur la table. Juliette ravala son haleine et faillit s'absenter dans un malaise. Machinalement, elle se rattrapa à son collier de perles qu'elle besogna comme un chapelet. Recouvert de gêne, Horace lui signifia alors d'un signe de la tête qu'elle pouvait lire les lettres ; ce qu'elle fit, en se composant un maintien dégagé.

Ni l'un ni l'autre n'avaient remarqué la vitre cassée dont le verre gisait sur le sol, telle une flaque gelée en miettes. Quelque chose s'était brisé entre eux, et ils ne s'en apercevaient pas.

À mesure qu'elle progressait dans sa lecture, Juliette affecta un demi-sourire pour lui dire qu'elle ne voulait y voir que des enfantillages.

Une élève un peu exaltée, comme il s'en trouve dans tous les lycées de France...,finit-elle par lancer, d'un air faux.

Non, répondit-il avec rudesse.

- Que veux-tu dire ?

- Lis les quatre lettres.

Terrorisée, Juliette feignit de se plonger dans les feuillets brûlants qu'elle venait de parcourir quelques minutes auparavant, en se demandant où Horace oserait en venir. Elle s'inquiétait également de savoir si elle avait raison ou bien tort de taire qu'elle les avait reçus le matin même. Tout avait été si soudain que Juliette n'avait pu arrêter une conduite, ni régler une riposte. Les seuls mots qu'elle trouva pour commenter ces lettres furent :

On ne sait si c'est une manipulatrice ou un ange...

Horace ajouta :

Ces lettres me bouleversent.

Moi aussi,reprit Juliette, c'est bouleversant un élan de très jeune fille, encore immature...

Non.

Quoi non ?

Cette femme aime comme j'aimerais t'aimer.

 - Ah...

Pourquoi ne savons-nous pas faire de notre vie un plaisir ?

En se levant, Horace marcha dans le verre et nota que la fenêtre était cassée. Juliette se cuirassa de calme. Ainsi son mari ne l'aimait pas autant qu'il eût souhaité aimer ! L'aveu la transperça, ruina d'un coup neuf ans de moelleuses certitudes. Horace le sentit bien ; aussitôt il précisa sa pensée, sur un ton vif :

Si je t'en parle, c'est que j'ai confiance en nous.

 - Ah...

Si je ne t'aimais plus, je t'aurais caché ces lettres, précisa-t-il en se penchant pour ramasser les morceaux de verre.

Pourquoi as-tu attendu la quatrième pour m'informer de ton...

De mon trouble ?

Oui.

J'attendais de savoir exactement ce que j'éprouvais.

Et... comment vois-tu les choses ?

Je te l'ai déjà dit : cette femme aime comme j'aimerais t'aimer et comme j'aimerais que tu m'aimes.

Et il ajouta, en se surprenant lui-même :

 - J'ai envie de plaisir.

Entamée par la trouille, Juliette replaça son cerceau en velours noir ; puis elle ajusta les étoffes qui l'habillaient, ces vieux fonds de soldes que, par économie, elle imposait à sa silhouette. Enfin elle pensa qu'elle avait d'avance perdu la partie. Horace avait beau affirmer qu'il souhaitait que brûle entre eux la flamme de l'Inconnue, cette dernière maniait mieux que Juliette les émotions éclatantes et les plaisirs rutilants qu'il paraissait goûter. Réagissant en femme languissante, habituée à flâner dans les facilités d'un mariage établi, elle se sentit tout à coup dépossédée de ses armes, démonétisée pour ainsi dire. Sa façon d'aimer, ses airs artificieux et ses joies tristes n'atteignaient plus son mari.

Plutôt que de s'ouvrir de son émotion - ce qui aurait pu toucher Horace qui terminait de nettoyer les bris de verre, - elle commit alors l'erreur de railler sans esprit les naïvetés de l'Inconnue. Plus elle s'acharnait, plus Horace se voyait incompris et plus son âme se décrochait d'elle, irrésistiblement. L'Inconnue faisait écho à sa nature entière. Inquiète, Juliette ricanait, paraissait pressée de hâter la catastrophe. Il y a des moments où les êtres mettent un zèle prodigieux à se nuire ; hypnotisés par leur douleur, ils s'engouffrent dans l'erreur.

Assombri par cette réaction fielleuse, Horace répliqua :

Je te parle de plaisir, pourquoi réagis-tu comme ça ?

Stupide, brouillée par sa peine, Juliette répondit :

Ton Inconnue, tu peux te la garder ! Le grand numéro de la pureté, c'est bon pour les gamines. Le jour où tu auras envie d'une femme, tu me feras signe !

Horace se coupa la main droite avec un bout de verre. Du sang perla.

Juliette ne vit pas qu'il était blessé ; à bout, elle sortit du salon en claquant la porte, trop fort.

De l'autre côté de la cour, une pensionnaire à sa fenêtre se pencha ; alertée par le bruit mat, la curiosité lui fit étirer le cou. Juliette la remarqua. Assaillie d'angoisse, elle se précipita sur les rideaux délustrés qu'elle tira aussitôt. Il ne fallait pas que les pensionnaires fussent au courant de ses humeurs. Consciente d'avoir joué contre elle, Juliette craignait soudain d'avoir donné à l'Inconnue le signal de la curée.

Reprenant son souffle, elle entendit alors la sonnette de la porte d'entrée. L'étudiante convenable qui venait faire réviser leurs leçons à Achille et Caroline se trouvait un peu en avance. Un instant, Juliette respira. Ses enfants raffolaient de cette répétitrice ; sa maison tenait encore debout. L'ordre domestique, réglé, roulant comme à l'ordinaire, eut sur elle l'effet d'un réconfort. Rassérénée, elle ouvrit la porte.

Liberté Byron entra, éclatante de sensualité, auréolée de cette grâce dangereuse qu'ont les filles lorsqu'elles aiment.

3

Liberté désirait un amour parfait, sinon rien. Inapte aux compromis, elle ne concevait pas d'aimer et d'être aimée avec modération. Toute pensée exiguë lui était étrangère. L'infini était sa mesure, l'absolu son oxygène. Les attitudes obliques la chiffonnaient. Son image disait son caractère, net comme une gifle. Un nez court mais venant droit. Des cheveux d'un noir exagéré. Des yeux si brutaux qu'ils semblaient une autre paire de poings. D'un coup d'œil, elle vous boxait, vous tenait à distance.