Ce détail sonore illustre l'esprit de Byron. S'il était hâtif, l'esthète ne savait pas bâcler : un lac, même minuscule, devait à ses yeux posséder une chorale de grenouilles - excellentes sautées au gingembre - ainsi qu'un assortiment de nénuphars - dont la fleur, en compote, est un mets rare - rappelant les Nymphéas de Claude Monet. Dans son esprit, faire moins eût été une marque d'avarice, un crime contre le goût, et le début de la pente qui mène à la facilité.
Dans les branches de cet arbre extraordinaire, Lawrence construisit pour sa fille une cabane qui était en elle-même un livre idéal. Il y accumula tout ce qui pouvait fortifier son âme et faire d'elle une amoureuse brevetée. Les étagères accueillirent des écrits de Stendhal, quelques volumes plaintifs de Ronsard, les pages les plus fakiresques de Pascal Jardin, des œuvres gémissantes d'Alfred de Musset, sa correspondance avec George Sand, les émois stylisés de Chateaubriand, un lot de scènes pêchées dans l'océan profond de Shakespeare, la vie incontournable d'Emma Bovary, des vers cristallins de Shelley, d'autres plus capiteux de leur aïeul Byron. Sans oublier le verbe torrentiel d'Hugo, avec ses couplets amoureux pleins de tintamarre poétique. Tout un bric-à-brac sublime qui excluait ce que produisent les comètes d'une saison. Keats voisinait avec le succulent Zweig, Choderlos de Laclos s'adossait à Mishima, Rostand coudoyait Madame de Lafayette. En vrac, les chagrins d'amour d'Europe et d'Asie venaient s'additionner. Entourant Liberté, les espérances de jadis resurgissaient des siècles enfuis. Les passions fanées, toujours vives dans les bouquins, occupaient l'espace de ce merveilleux abri.
C'est là que Liberté découvrit la vie, en lisant.
Ou plutôt c'est là qu'elle reconnut dans les livres l'essence de son caractère qui était d'être déraisonnable, avec gaieté. En frissonnant, Liberté explora ainsi le tumulte de ses contradictions, les cyclones d'instincts qui exténuaient son âme aussi grave que frivole ; et elle se mit à rêver d'un amour assez musclé pour la délivrer de ses envies désordonnées.
Seul un amant magnifique pouvait la simplifier.
Lawrence savait que ce ne sont pas les hommes qui rendent les filles femmes mais bien les poètes, les romanciers et les dramaturges ; trois variétés d'escrocs. Au passage, ces irresponsables ravagent bien des créatures pour noircir leurs pages ; mais, au final, les plus talentueux se font pardonner les douleurs qu'ils infligent par celles et ceux qui les lisent. Lord Byron ne lésina donc pas sur les volumes de qualité. Il la nourrit de liaisons mal digérées, de déclarations lacrymatoires et de suicides d'amants attachants de connerie.
Au fil des ans, Liberté s'aperçut bien que les romans et les idées dont son père faisait parade ne reflétaient guère la réalité. Elle n'ignorait pas les couples modernes, tordus par les divorces comme par des coliques, opprimés par un excès de liberté. Mais ce que son esprit lui disait son cœur ne l'entendait pas. Si elle savait que les passions refroidissent, s'ankylosent par la répétition des gestes, elle le refusait de toute son âme. Cette liseuse, gourmande par réflexe, ne tolérait pas que le désir soit soluble dans le mariage. Incorruptible jusqu'au délire, Liberté aurait préféré mourir plutôt que de composer avec le réel.
Fréquenter les auteurs lui avait laissé dans le caractère des aspirations très pures et l'incapacité de s'y soustraire. Ondine et Antigone étaient ses sœurs, aussi inflexibles qu'elle. Comme cette paire d'emmerdeuses, Liberté exécrait les amours de petit tonnage. Côtoyant l'excellence depuis toujours, la fille de Lord Byron tenait à ce que tout dans sa vie fût disproportionné : les maux comme les bonheurs. Exister était pour elle synonyme d'aimer absolument. Mais, réaliste, Liberté avait imaginé un chemin très particulier afin de se faufiler vers la perfection. Son dessein, à la fois énorme et modeste, était un vrai sujet d'agitation byronienne, digne des folies que charriait son sang depuis plusieurs générations.
Pour s'assurer les moyens de son ambition, Liberté s'était appliquée à devenir voleuse. Non pas une cleptomane ordinaire, réduite aux expédients de l'improvisation. Elle avait fait de son quotidien une suite ininterrompue de larcins charmants, d'exactions délicieuses qu'elle commettait avec tact, pour se délivrer des inconvénients de la vie matérielle, de cette contrainte qui, indéniablement, ne peut que peser sur la conduite d'un amour hors série. Comment fréquenter le sublime dans la gêne ? Comment flotter au-dessus des contingences au bras d'un homme quand on subit les astreintes perverses du salariat ? Le travail lui paraissait le pire ennemi de la passion, une galère obscène. C'est bien simple, elle était contre. À rayer le labeur !
Aussi s'était-elle accoutumée à voler, tout et tout le temps, à l'insu de tous, y compris de son père. Avec l'adresse d'un prestidigitateur traversé d'éclairs, Liberté subtilisait sans vergogne ; car elle restituait toujours. Voleuse, elle s'attachait à demeurer honnête. Emprunter était son habitude. Convoitait-elle une maison ? Liberté la cambriolait avec méticulosité et profitait de l'absence des propriétaires pour y séjourner, le temps d'user son envie, en s'astreignant à faire les carreaux. Désirait-elle être jolie pour l'homme qu'elle espérait croquer ? Liberté s'introduisait de nuit dans les magasins, essayait un tourbillon de robes, et n'empruntait que la pièce qui la rendait irrésistible ; puis elle la retournait, nettoyée, avec un mot d'excuse accompagné d'un bouquet de fleurs de courgettes. Dérober était à ses yeux une façon de s'entraîner à vivre comme dans un songe, en refusant tout ce qui rend l'existence inachevée, défectueuse, navrante. Pour entrer dans un amour géant, elle était prête à oser bien des libertés.
Lawrence frissonna donc le jour où il aperçut sa fille au bord de l'étang qu'il lui avait offert. Sans le consulter, elle ouvrit les vannes qui commandaient le niveau des eaux. Avec un calme effrayant, elle vida le lac artificiel, reliant ainsi l'île de son enfance à la terre volcanique. À dix-huit ans, armée de désirs non négociables et d'un goût prodigieux pour le plaisir, Liberté quittait son île.
Ce soir-là, Lord Byron comprit que sa fille était amoureuse.
4
Horace s'avança vers le tableau noir et écrivit à la craie :
La vie est trop courte pour être petite.
Benjamin Disraeli
Quittant son corset de proviseur pour prendre sa voix chantante de professeur, il disséqua cette citation en évitant toute pensée rectiligne. Au milieu d'un silence attentif, Horace montra son dégoût virulent pour les événements que l'on croit réels et qui, au final, n'existent qu'à peine. En termes sensibles, presque aquarelles, il évoqua la difficulté de participer à sa propre vie, de posséder chaque minute. Puis Horace s'arrêta avec colère sur la déveine d'être aimé de façon distraite, d'être frôlé par celui ou celle qui croit vivre avecnous quand il ne vit que prèsde nous.
- Tout cela se récapitule en un mot épineux : le plaisir ! tonna-t-il. Pourquoi est-il si difficile de vivre dans le plaisir ?