Les étudiants entendaient un cours ; Liberté écoutait un homme. Du fond de la classe, au dernier rang, elle le voyait en gros plan. Les yeux d'Horace, presque enfantins, avides de voluptés, paraissaient de vingt ans plus jeunes que son visage. Son style moral lui plaisait, tout autant que son enveloppe. Liberté était toute à la joie d'avoir affaire à une âme sans bassesse, pure de toute vulgarité. Elle buvait l'émotion nue d'Horace, exubérante, l'exigence hédoniste qui le brûlait, son indignation devant le mensonge d'une présence qui si souvent est une absence ; et il ne lui plaisait pas de demeurer transparente en face de cet excessif déguisé en modéré.
Tout entière tendue vers lui depuis qu'elle avait lu par hasard quelques pages de son carnet intime - oublié à la bibliothèque, - elle savait qu'ils se rejoignaient dans une même conviction : l'amour n'est pas une distraction dominicale qui guérit de l'oisiveté, pas une préface mais bien le corps de l'existence. Tous deux avaient le goût des risques sentimentaux qui dédommagent d'être marié. Liberté se croyait seule à saisir les aspirations de cet époux déconfit. Elle le sentait acide de ricocher sur la surface d'une histoire éteinte, rongé de sécher aux côtés d'une épouse décorative, trop artificieuse pour être naturellement jolie.
Essoufflé, Horace reprit appui sur un silence ; puis il interrogea ses élèves :
- Qu'est-ce qui en nous résiste au miracle de la rencontre ? Quelle part de nous se dérobe dans les occasions où notre vérité pourrait être enfin touchée ? Pourquoi fuit-on les instants où l'on pourrait connaître le bonheur complet de ne plus fuir ?
Liberté leva la main et prit plaisir à répondre :
- Moi je n'ai pas peur.
- De quoi ?
- D'être rencontrée...
Amusés, ses camarades étouffèrent des rires ; tous connaissaient la conduite exagérée de Mademoiselle Liberté, sa façon de coudoyer l'illimité. Chacun savait qu'elle jugeait scandaleux de survivre à un chagrin d'amour, minable de ne pas être génial. Le superlatif était sa manie, l'enjouement son habitude. Mais ils se turent pour entendre les arguments qu'elle allait oser. La raison de ses dix-huit ans, méthodique et suivie, pouvait faire honte à celle de bon nombre de professeurs. Sûre de ses idées, Liberté n'avait jamais craint de les défendre dans des joutes où elle perforait avec des mots durs bien des blindages de certitudes, adjectivait sévèrement ses adversaires et, enfin, terrassait par son humeur les ingénieux qui tentaient de la chloroformer.
Un instant décontenancé, Horace poursuivit :
- Alors comment expliquez-vous que vos camarades éprouvent une telle crainte d'engager leur vérité dans une relation ?
Liberté prit un temps, ralentit la vie hâtive qui l'animait, non pour réfléchir mais pour mieux convoiter cet intellectuel aux mains encore inutiles. Mlle Byron se délectait de la beauté des hommes. Sa capacité à ressentir un plaisir entier était l'un des traits saillants de son tempérament, son talent le mieux dessiné. Cette fille savait vivre la vie.
- Vous disiez ? reprit-elle.
- Pourquoi pensez-vous que les hommes et les femmes aient une telle crainte d'être vrais ?
Elle hésita un instant et, finalement, risqua une manœuvre :
- Voulez-vous que je provoque les circonstances susceptibles de nous aider à répondre à votre question ?
- Entendu, répondit-il.
- Imaginez que je vous aime. C'est une pure supposition, mais imaginez tout de même que je vous aime.
Horace entendit le parquet craquer sous ses pieds.
Ce type de réplique glissante appartenait à sa vie révolue.
La classe cessa brusquement de s'éparpiller en chuchotements. Horace arrêta de distribuer ses regards pour se concentrer sur les arguments de Liberté. Aussitôt, elle pressentit que malgré son embarras, ou plutôt grâce à sa gêne, il vivait plus fort que d'habitude.
- Admettons..., murmura Horace.
- Non, vous ne l'admettez pas.
- Pardon ?
- Vous dites que vous l'admettez mais vous ne le ressentez pas.
- Je le ressens, autant que je le peux...
- Mieux que ça. Frissonnez, soyez inquiet de me blesser, mal à l'aise en croisant mes yeux, gauche dans votre façon de ne pas encourager mes sentiments, car bien sûr vous n'avez pas le droit d'y répondre. Vous êtes mon professeur et notre proviseur, dois-je vous le rappeler ?
- C'est bon, c'est bon...
- Voilà, vous commencez à être nerveux... Le moment que nous vivons, dans sa fausseté, prend un peu de réalité.
- Et ensuite ?
Recherchant en elle-même l'audace la plus troublante dont elle était capable, Liberté assena :
- Horace, je me suis longuement caressée hier, dans mon lit, en pensant à toi. Et j'ai joui comme jamais. C'était bon !
À nouveau, Horace entendit le parquet se plaindre sous ses pieds.
Il fixa Liberté et, ne sachant quelle attitude adopter devant la classe soufflée, partit dans un fou rire :
- Vous êtes folle ? !
- Je plaisantais bien sûr, et vous prie de pardonner mon écart. Mais avez-vous remarqué que la manifestation d'une vérité trop entière a suscité chez vous un mécanisme de défense : le rire. En osant notre vérité, sans prudence, nous risquons de bloquer celle de l'autre. Peut-être est-ce pour cela que les gens, d'instinct, s'en tiennent à des relations de surface. Dois-je continuer ma démonstration ou préférez-vous continuer votre cours ?
La sonnerie du lycée sauva Horace.
Il quitta la salle convaincu que l'Inconnue ne pouvait être cette élève au langage trop vert, au verbe opérationnel. Il n'avait pas compris que s'affronter, c'est déjà une façon d'être ensemble.
5
Par son courrier, l'Inconnue pénétrait dans la maison de Juliette ; par ses avertissements, elle pénétrait son esprit. La deuxième lettre que reçut Juliette, le lendemain, acheva de la tracasser. L'Inconnue se révélait une fois de plus candide, machiavélique dans son innocence et mue par une exigence exagérée, presque inhumaine. L'instinct de l'absolu la guidait. Avec l'insolence d'une enfant et la sûreté d'une femme rodée, elle avançait ses pions.
Tout en parcourant les imprécations de sa rivale, Juliette surveillait un ragoût qu'elle réchauffait à petit feu, un morceau de cuisine bourgeoise aux parfums sages et émollients. La lettre, elle, était pimentée et revigorante :
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Chère Juliette(cette familiarité eut le don de l'irriter),
le temps est venu d'évoquer une question qui me laisse sans repos : votre façon d'aimer notre Horace (comment osait-elle employer ce possessif ?), ou plutôt de le mal aimer. Quand on commet la folie de vivre avec un homme, il faut assumer son imprudence. Or il y a dans vos menues défaillances et vos ressentiments une petitesse ou des facilités que vous devez rectifier, si vous prétendez le conserver(toujours ces menaces à peine voilées !). Je vous le disais, Horace mérite un amour parfait, audacieux, non ce quotidien truffé de négligences dont vous semblez vous accommoder.
En premier lieu, je voudrais vous voir reconnaître à Horace une prééminence qui doit disqualifier tout le reste. Il n'est pas tolérable qu'en sa présence vous décrochiez le téléphone dès qu'on vous sonne ; le premier venu semble prioritaire sur celui que vous dites adorer ! De même, je vous somme d'arrêter de lire le soir dans votre lit ; ce lieu n'est pas celui où il convient de s'abstraire mais bien celui où vous devriez rechercher le plaisir de lui en donner.