À ce propos, je ne saurais approuver la minceur de la porte de votre chambre. Comment voulez-vous que, dans l'étreinte, votre mari s'abandonne s'il se sait entendu par vos enfants ? Un minimum d'insonorisation témoignerait de votre intérêt pour son bonheur physique. Horace doit pouvoir crier son extase en toute quiétude. Votre chambre n'est pas celle d'une amante mais bien celle d'une mère. Cessez d'écouter le sommeil de vos petits en laissant la porte entrouverte. Ce scandale devra s'arrêter sans délai, je ne vous le répéterai pas.
Autre détail : faites supprimer les toilettes situées dans votre salle de bains, attenante à votre chambre. Il est des nécessités qui ne peuvent exister dans le quotidien de deux amants. Comprenez que sur ce point je ne vous laisserai aucune latitude.
Et puis, venons-en à un point fondamental. Il y a entre vous, de façon latente, un esprit de ressentiment qui dégrade votre amour. Vous résistez sans cesse à Horace, comme si ses désirs menaçaient les vôtres, au lieu de jouir gaiement de le combler. Ce scénario délétère, répété et flagrant dans votre quotidien, annonce d'autres retenues qui m'inquiètent. J'ai la certitude qu'il en va de même dans vos ébats. Oui, je crains que vous ne sachiez pas être pleinement satisfaite de son contentement, que toujours, par vos esquives, vos froideurs et vos exigences répétées, vous ayez à cœur de lui marquer que vous lui résistez.
Cela, je ne l'accepterai pas.
En vous conduisant ainsi, ce n'est pas Horace mais bien l'amour que vous ne respectez pas. S'opposer à l'autre dans ses aspirations essentielles est un crime, ne pas jouir de le faire jouir en est un autre. L'amour ne vit que du bonheur léger qu'il y a à donner à l'autre une part de ciel ; et je ne vois chez vous nulle joie à ne pas lui résister, à quitter vos certitudes, à passer outre vos propres besoins. Où est votre enthousiasme de le voir rayonner d'être content ? Délectez-vous de lui donner raison ! Régalez-vous de ses appétits ! Quoi, vous ignorez donc à ce point ce qu'est l'art d'aimer un homme ? En vous réservant, vous l'empêchez de se livrer.
Je voudrais que vous cessiez vos inattentions, cette conduite égocentrique qui vous enferme dans la quête de vos propres satisfactions et qui fait de vous une femme qui ne voit pas Horace, qui ne remarque plus la beauté de ses songes. Trop présente à vous-même, vous en devenez absente. L'univers glisse sur vous ; et la réalité de votre mari vous échappe, tout comme votre vie. Avez-vous seulement noté que depuis deux mois il vous offre chaque semaine un bouquet différent, marquant ainsi son souci d'honorer toutes les femmes qui respirent en vous ? Vous êtes-vous aperçue que depuis quelques semaines les roses qu'il vous offre ne sont plus blanches mais d'un rouge à chaque fois plus profond ? Qui êtes-vous donc pour négliger l'amour ?
Sachez, ma chère Juliette, qu'il va vous falloir mettre de la surprise et de l'étourderie dans votre vie d'amante. Une passion véritable est fille de l'imagination ; elle ne peut se dispenser d'inventions, de rebondissements qui donnent aux sentiments ce parfum de roman qui ensorcelle. Vous vous gâchez en habitudes, en attitudes sérieuses. Dépensez-vous en créant des moments rares. Faites-lui l'amour dans des lieux qu'il aime, pour associer à vos orgasmes les beautés qui parlent à son cœur ! Osez les indécences qu'il pourrait espérer trouver chez une autre ! Risquez-vous dans des conduites que personne n'attend de vous ! Soyez plus délinquante ! Buvez ce que vous ne buvez jamais, vendez tous vos meubles, apprenez avec lui ce que vous ignorez tous deux. Connaissez-vous son goût pour l'élégance de Jacky Kennedy ou pour celle d'Audrey Hepburn ? Portez leurs tenues ! Voulez-vous rêver ? Commencez par le faire rêver.
Je ne vois aucune démesure dans vos postures d'épouse ; et c'est bien là que vous passez le plus à côté d'Horace. Il n'est qu'ambition pour les choses de l'amour, que révolte contre la grisaille des jours. Il n'a que faire de vos bibelots, de votre intérieur bien élevé. Vous lui servez de la cuisine bourgeoise, il n'attend que des plats pimentés(l'odeur du ragoût monta au nez de Juliette !). Qui croyez-vous avoir épousé ? Votre modération en tout est une insulte faite à cet homme. Que lui avez-vous offert pour son anniversaire ? Une cravate ! Quel profit tirez-vous de cette conduite pitoyable ?
J'attends de vous ce qu'il espère de vous.
Montrez-vous à la hauteur d'un homme tel que lui, et vite.
Pour ma part, je ne crois pas qu'il y ait de solution dans un amour qui voit défiler le quotidien ; la procession des jours tue les élans. Mais le mariage paraît être votre option : assumez-la.
PS. : Bien entendu, j'adresse une copie de cette lettre à Horace. L'honnêteté m'oblige à cette transparence. Il ne saurait être question d'établir entre nous des conventions secrètes, alors que nous l'aimons toutes les deux.
À nouveau, Juliette faillit périr sur place. Ce n'était plus une passe de fleuret mais une attaque à main armée. L'influx de cette conviction la glaçait. Comment cette fille avait-elle pu épingler autant d'informations sur sa vie intime ? Cette finesse d'observation lui fit sentir qu'elle était scrutée de très près. Mais il y avait plus grave.
En envoyant un double de cette lettre à son mari, l'Inconnue lui interdisait de rectifier ses petitesses, de mettre davantage de couleurs vives dans leur vie monochrome. Se conformer à ces prescriptions - alors qu'Horace avait reçu le même courrier - eût été donner des points à sa rivale, lui reconnaître un rôle dans lequel elle prépondérait. Juliette ne pouvait accepter qu'une autre femme fixât sa conduite, avec des impératifs qui ressemblaient à des index dressés.
Dans le même temps, Juliette se doutait que cette lettre exacerberait les attentes d'Horace, trop longtemps négligées. Ne valait-il mieux pas y répondre, tenter de lui plaire ainsi, au risque de passer pour une imitation de sa rivale ? Si Juliette ne tenait aucun compte de ce courrier, ne s'exposait-elle pas à ce qu'Horace veuille, un jour ou l'autre, rencontrer l'Inconnue ? À coup sûr, son immobilisme conduirait son mari à découvrir le nom de cette fille qui aimait comme il voulait aimer et être aimé.
Aucune solution ne la laisserait en paix ; toutes provoqueraient de tragiques saccades.
Juliette prit le pire parti : celui d'ignorer cette lettre dangereuse, de passer sur elle un lourd cylindre de mépris. Son choix fut de ne pas en parler avec Horace. Elle entendait ne pas se laisser manipuler par le soi-disant ange de pureté. Mais n'était-il pas trop tard ?
Le silence était-il encore possible ?
Juliette sala son ragoût, mais ne le poivra pas.
6
Pour ne pas obéir à l'Inconnue, Juliette résolut de se retrancher derrière les habitudes fainéantes qui empesaient leurs week-ends. Pondérée jusqu'à l'excès, elle réagit sans pétulance, en épouse stationnaire. Pas une seconde elle ne songea qu'elle aurait pu vraiment redistribuer les cartes, dérouter Horace, le dépayser en risquant un coup d'audace. Juliette ignorait que pour distribuer du plaisir il faut d'abord en prendre. À son insu, elle dansait sur la musique que jouait sa rivale anonyme.