Comme tous les vendredis, Horace rentra donc à dix-neuf heures vingt dans leur logement de fonction. Aucun meuble n'avait bougé d'un centimètre depuis des lustres ; il y avait veillé. À peine quelques bibelots avaient-ils migré d'un guéridon à l'autre. L'inventaire de neuf années routinières et vétilleuses était au complet. Rien n'avait été soustrait ou ajouté. Le passé adhérait au présent, pesait dans chaque objet. Ce décor n'attendait aucun avenir.
En franchissant le seuil du salon, avec des soupirs plein les poches, la lèvre inférieure fatiguée, Horace eut soudain une envie de bourrasques. Le courrier de l'Inconnue commençait à réveiller son sang de furieux. D'un regard circulaire, il vit bien que cette fixité des choses reflétait des immobilismes qui l'exténuaient désormais. Aussitôt Juliette comprit quels désirs dilataient ses pupilles. Il avait donc lu la copie de la lettre de l'Inconnue. Occupée à lui servir son traditionnel scotch biquotidien (un à douze heures trente, un autre à dix-neuf heures vingt-cinq), elle le flairait.
Le téléphone sonna.
Un instant, Juliette hésita à répondre.
Silencieux, le regard écarquillé, Horace paraissait l'implorer de ne pas décrocher. Juliette soutint quelques instants cette supplique muette. Le téléphone insistait. À présent ils avaient tous deux la certitude que l'autre avait lu la lettre. Refusant de laisser l'Inconnue s'immiscer dans leur couple, elle saisit l'appareil :
- Allô ?
- Bonsoir, c'est Liberté.
- Ah !
- Je voulais vous avertir que je suis disponible demain soir, comme tous les samedis. Mais peut-être avez-vous d'autres projets...
- Non, non..., répondit sèchement Juliette. Nous allons au théâtre, comme tous les samedis.
- Si vous voulez que je vienne chez vous, je pourrais rester dormir, garder les enfants jusqu'au lendemain...
- Merci mais non, au revoir.
Comme chaque soir depuis neuf ans, Horace siffla son scotch. Mais cette fois il le fit en montrant nettement à Juliette que ce rite - instauré par lui ! - l'insupportait.
- Tu as passé une bonne journée ? lui demanda-t-elle.
- Oui, et toi ?
- Très bonne, merci. Ça sent bon dans la cuisine...
Ces mots frigides, ronronnants, immondes de quiétude qui, pendant des années, avaient ponctué leurs retrouvailles du soir résumaient bien leur mariage. En d'autres circonstances, ils eussent eu la douceur de la tendresse, ce délicat parfum d'ennui qu'il avait tant chéri. Par le seul effet de quelques lettres anonymes, tout était changé. La vie courante était devenue une indécence, une succession de pratiques honteuses, de compromissions de petit calibre qui l'écœuraient. Brusquement, l'Inconnue apparaissait en creux dans toutes leurs habitudes. À chaque seconde, l'intransigeante accusait leur quotidien, soulignait combien ils veillaient mal sur leur amour. Absente, elle accaparait leurs réflexions. On ne rencontre pas impunément une passion intégrale. Exposés à cette démesure, Horace et Juliette se regardaient soudain comme des raclures avec leur sale bonheur.
Lorsqu'il fallut aller dormir, Juliette osa laisser la porte entrouverte - au cas où les enfants se réveilleraient - et commit le crime de saisir un livre. Alors, à bout, elle se sentit déchirée de colère contre cette Inconnue qui n'imaginait qu'un amour parfait. De quel droit cette gamine niait-elle la grandeur des soins qu'elle dépensait pour mijoter une vie de famille tendre et chaleureuse ? En quoi la répétition des gestes leur ôtait-elle toute beauté ? Sa condition d'épouse, sans vernis particulier, engluée de quotidien, accablée de rituels, n'avait-elle pas elle aussi sa noblesse ?
Absent, Horace lisait à côté d'elle dans le lit, sous un crucifix. La chambre était pleine de nuit froide, jusque dans ses recoins. Possédée par la douleur d'être incomprise, simplifiée par ce vertige, Juliette était pure de toute autre émotion. Indiciblement seule au sein de cette grande souffrance, rongée de suppositions, elle progressait dans la jouissance obscure que procure le malheur. La distance de son mari témoignait de ce qu'il ne voyait plus les charmes délicats de l'existence réglée qu'elle lui offrait. Cela se marquait jusque dans ses attentions qui étaient celles d'un père, non celles d'un amant. Horace apporta une tisane qu'il déposa sur sa table de nuit. Le baiser qu'il donna à Juliette sur le front fut vide de tout désir, tragiquement tendre. Le coup de grâce. Sans doute rêvait-il déjà de sa rivale. De toute évidence, si Horace l'aimait encore, il n'aimait plus leur amour.
Juliette n'avait plus le choix ; pour regagner son mari, elle devrait tôt ou tard céder aux ultimatums de l'Inconnue. Mais, contrainte de reculer, elle ne reculerait devant rien. Au risque de trop poivrer ses ragoûts.
7
Juliette ne cessait de sonder l'événement qu'était l'Inconnue. Au réveil, accablée d'interrogations, tout la dérangea : les enfants, les soucis domestiques, l'irruption criarde de sa belle-mère. L'horloge du lycée sonnait toujours pour lui donner des ordres, la rappeler à son métier de mère. Mais elle resta tout le samedi matin au lit, à se cogner dans ses pensées, à raisonner là où elle aurait dû sentir. Confuse, ivre de conjectures, elle prit des décisions dictées par l'angoisse et la fatigue nerveuse. Lasse, elle était pour ainsi dire au-delà du sommeil. Les mêmes idées, roulées par un esprit serein, eussent été bénéfiques pour leur mariage ; elles précipitèrent sa chute.
Il y a des instants où, dans l'inquiétude, les êtres oublient leur propre voix pour ne plus écouter que le discours des circonstances, le babil des incidents et des hasards qui prennent la parole de façon péremptoire, sans vouloir autre chose que le chaos. Recouverte par ce tumulte, Juliette en était là. Tout la traversait trop vite, sans que se forme en elle un point fixe, une pensée entière, sans que puisse se rassembler le noyau de son être. Ses désirs n'étaient plus que des réactions, une bousculade de réactions. Le trousseau de certitudes avec lequel elle était entrée dans le mariage ne lui était plus d'aucune utilité. Avant toute chose, elle rappela la baby-sitter :
- Allô ? Oui, c'est Madame de Tonnerre. Vous êtes toujours libre aujourd'hui ?
- À quelle heure voulez-vous que je vienne ?
- Nous partons vers quatre heures, vous pouvez être là ?
Liberté donna son accord.
À seize heures, Juliette fit à Horace la surprise de l'enlever pour une destination inconnue ; la complète surprise car il n'entrait pas dans son personnage d'être déroutante. Au volant, elle lui noua un bandeau autour des yeux ; mais sa fausse gaieté, un rien frénétique, gâtait son entrain. Les plus belles initiatives sont sans grâce quand elles sont engagées sans plaisir. Inquiète, Juliette se noyait dans un infranchissable présent. Cependant, touché par cette idée, Horace feignit de ne pas remarquer son état ; il lui pardonna son excessive volubilité.
Ils partirent ainsi vers Bordeaux, pour rééditer leur voyage de noces. Rebelote l'amour Champagne ! Il y avait du pathétique, presque du ridicule dans ce bis charmant, tant il venait trop tard. Juliette se savait insuffisante en amour, inapte à offrir du bonheur intégral, et cela depuis des années. Plus ils roulaient sur l'autoroute, plus ce coup d'éclat, si contraire à son tempérament, faisait contraste avec son époustouflante nullité. Son passé d'épouse avachie dans la routine, confite dans les plaintes, en ressortait comme souligné.
D'un naturel optimiste, Horace s'obligeait à croire en un sursaut provoqué par les lettres anonymes ; mais, malgré les apparences, Juliette s'enkystait dans un état d'esprit de victime, se vautrait dans des pensées ténébreuses. Prise dans la spirale du désastre, elle paraissait attendre le soulagement d'un cataclysme. Certes, elle tentait de réagir, mais sans joie, mue par le désir de se prouver qu'il était vain de se rebiffer contre le destin. Douée pour les complications, Juliette pervertissait jusqu'aux solutions qu'elle faisait mine d'inventer.