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— UN AUTRE AVANTAGE DES VOYAGES EN CLASSE BARONNIE, poursuivit Blaine du même ton suffisant.

Il traversa l’esprit de Jake que Blaine serait parfaitement à sa place à l’École Piper. Le premier crâne d’œuf dipolaire à transmission lente du monde.

— LE SCANOMANOGRAPHE OU LOUPE SPECTRALE EST UN APPAREIL DE RADIODIAGNOSTIC CAPABLE AUSSI D’ADMINISTRER LES PREMIERS SOINS, CE QUE JE VIENS DE FAIRE À TON BÉNÉFICE. C’EST EN OUTRE UN SYSTÈME DISTRIBUTEUR DE SUBSTANCES NUTRITIVES, UN DISPOSITIF D’ENREGISTREMENT DES ONDES CÉRÉBRALES, UN ANALYSEUR DE TENSION ET UN AMPLIFICATEUR D’ÉMOTIONS QUI PEUT NATURELLEMENT STIMULER LA SÉCRÉTION D’ENDORPHINES. LE SCANOMANO EST AUSSI CAPABLE DE PROVOQUER DES VISIONS ET DES HALLUCINATIONS TRÈS VRAISEMBLABLES. AIMERAIS-TU AVOIR TON PREMIER RAPPORT INTIME AVEC UNE CÉLÈBRE BOMBE SEXUELLE DE TON NIVEAU DE LA TOUR, JAKE DE NEW YORK ? MARILYN MONROE, RAQUEL WELCH, À MOINS QUE TU NE PRÉFÈRES JESSICA FLETCHER, PEUT-ÊTRE ?

Jake éclata de rire. Il avait beau penser que se moquer de Blaine pouvait être risqué, cette fois, il n’avait pas pu s’en empêcher.

— Jessica Fletcher n’existe pas, dit-il. C’est le nom d’un personnage d’une série télé. L’actrice s’appelle, hum, Angela Lansbury. En plus, elle ressemble à Mrs Shaw, notre gouvernante. Elle est gentille, mais enfin, elle a rien d’un… d’un canon, tu vois.

Long silence côté Blaine. Quand la voix de l’ordinateur se fit réentendre, une certaine froideur avait remplacé la jovialité « qu’est-ce qu’on s’éclate, hein ! » dans son ton.

— J’IMPLORE TON PARDON, JAKE DE NEW YORK. JE RETIRE AUSSI MA PROPOSITION CONCERNANT TON PREMIER RAPPORT SEXUEL.

Ça m’apprendra, songea Jake, qui dissimula un sourire derrière sa main. Puis il reprit à haute voix (empreinte de l’humilité adéquate, espéra-t-il) :

— C’est OK pour moi, Blaine. Je crois que je suis un petit peu jeune pour ça, de toute façon.

Susannah et Roland échangèrent un regard. Susannah ignorait tout de Jessica Fletcher — Arabesque ne passait pas encore à la télé de son quand. Mais elle avait saisi le sel de la situation, tout pareil ; Jake la vit de ses lèvres pleines former un mot silencieux à l’adresse du Pistolero, tel un message dans une bulle de savon :

Erreur.

Oui. Blaine avait fait une erreur. Mieux encore, Jake Chambers, un enfant de onze ans, l’avait relevée. Et si Blaine en avait commis une, il pouvait en commettre une autre. Peut-être tout espoir n’était-il pas perdu. Jake décida qu’il traiterait cette possibilité de la même manière que le graf de River Crossing et n’y tremperait que le bout des lèvres.

2

Roland fit un signe de tête imperceptible à Susannah, puis se tourna vers l’avant du compartiment, faisant mine de vouloir reprendre les devinettes. Avant même d’avoir pu ouvrir la bouche, Jake sentit son corps propulsé en avant. C’était marrant : si on ne sentait rien quand le monorail roulait à toute allure, la moindre décélération était décelable.

— VOICI QUELQUE CHOSE QU’IL FAUT VRAIMENT QUE VOUS VOYIEZ, dit Blaine, à nouveau guilleret.

Mais Jake ne s’y fiait pas. Il avait parfois entendu son père entamer des conversations téléphoniques sur ce ton-là (avec des subordonnés qui avaient MUM, Merdé Un Max, en règle générale) et à la fin Elmer Chambers, debout, plié sur son bureau comme par une crampe d’estomac, hurlait à pleins poumons, le visage rouge comme une tomate, et ses poches sous les yeux, violacées comme des aubergines.

— FAUT QUE JE M’ARRÊTE, DE TOUTE FAÇON, PARCE QUE JE DOIS ME METTRE SUR BATTERIES À CE STADE DU TRAJET ET ÇA SIGNIFIE QUE JE DOIS LES CHARGER, D’ABORD.

Le monorail s’arrêta dans une secousse imperceptible. Les parois perdirent à nouveau toute couleur jusqu’à devenir transparentes. Susannah hoqueta de frayeur et d’étonnement. Roland se déplaça sur sa gauche, tâtonnant le long de la paroi pour éviter de s’y cogner la tête, puis se pencha en avant, les mains posées sur les genoux, et ses yeux s’étrécirent. Ote se remit à aboyer. Seul Eddie parut rester insensible au panorama à couper le souffle que leur procurait le système de visualisation du Compartiment de la Baronnie. Il jeta un regard alentour, l’air préoccupé et les traits comme brouillés par la réflexion, puis baissa les yeux vers ses mains encore une fois. Jake lui jeta un coup d’œil intrigué, avant de contempler ce qui s’offrait à sa vue.

Ils se trouvaient à mi-chemin — et au-dessus — d’un vaste gouffre, semblant flotter dans une atmosphère chargée de poussière lunaire. Au-delà, Jake apercevait une large rivière aux eaux bouillonnantes. Rien à voir avec la Send, à moins que les rivières du monde de Roland ne puissent couler dans différentes directions à divers points de leurs cours (et Jake n’en savait pas assez sur l’Entre-Deux-Mondes pour écarter entièrement cette possibilité) ; en outre, cette rivière-là n’avait rien de paisible, n’était que fureur et rage, véritable torrent jaillissant des montagnes comme s’il voulait en découdre.

Un instant, Jake examina les arbres qui recouvraient les berges abruptes de la rivière et enregistra avec soulagement qu’ils avaient l’air tout à fait dans la norme — l’essence de pins qu’on s’attend à trouver dans le Colorado ou le Wyoming, disons — puis ses yeux furent à nouveau attirés par la lèvre du gouffre. Là, le torrent se déchiquetait et chutait en une cascade si large et si profonde qu’à côté, celles du Niagara, où Jake s’était rendu avec ses parents (l’une des trois vacances en famille dont il se souvenait, les deux autres ayant été écourtées par des appels pressants du Network de son père), avaient l’air sorties d’un parc à thème de troisième zone. L’atmosphère autour des chutes en demi-cercle était encore épaissie par la brume qui s’en élevait comme des nuages de vapeur ; une dizaine de halos lunaires y miroitaient de cet éclat frelaté des bijoux de pacotille. Jake, à les voir, leur trouva une ressemblance avec les anneaux des jeux Olympiques.

À mi-hauteur des chutes (environ deux cents mètres en contrebas du point où la rivière basculait en à-pic) saillissaient deux énormes protubérances rocheuses. Même si Jake imaginait mal comment un sculpteur (ou même toute une équipe de sculpteurs) avait pu descendre jusque-là, il se refusait à croire que ce qu’il voyait résultât simplement de l’érosion. On aurait dit deux énormes têtes de molosses montrant les dents.

Les Chutes des Molosses, songea-t-il. Il y avait encore un arrêt après celui-ci — Dasherville — puis Terminus Topeka. Tout le monde descend.

— UN INSTANT, LAISSEZ-MOI VOUS RÉGLER LE VOLUME POUR QUE VOUS JOUISSIEZ PLEINEMENT DU SPECTACLE.

Il y eut un bref ululement chuchoté — une espèce de raclement de gorge mécanique — suivi d’un énorme rugissement qui les assaillit. Celui de l’eau — à raison d’un milliard de mètres cubes à la minute, à ce qu’en savait Jake — qui, se déversant du bord du gouffre, tombait six cents mètres plus bas dans le profond bassin de roche qui s’évasait au pied des chutes. Des écharpes de brouillard flottaient devant les pseudotêtes de chien en relief émoussées, tels des jets de vapeur échappés des soupiraux de l’Enfer. Le niveau sonore ne cessait de croître. La tête de Jake en vibrait tout entière et comme il se bouchait les oreilles, il vit Roland, Eddie et Susannah faire de même. Susannah remuait à nouveau les lèvres et il put lire les mots : Arrête ça, Blaine, arrête ça — sans davantage pouvoir les entendre que les aboiements d’Ote, tout en étant certain que Susannah criait à tue-tête.