— C’est possible, dit Roland. S’éveiller à la vérité trop tard, c’est une chose terrible. Je sais de quoi je parle.
— Il y a quelque chose là-bas devant, fit Jake, montrant du doigt un long ruban d’autoroute vide de tout embouteillage. Vous voyez ?
Roland, oui — ses yeux semblaient tout voir —, mais il fallut un bon quart d’heure pour que Susannah commence à discerner de petites taches noires devant eux sur l’asphalte. Elle était quasiment certaine de savoir ce que c’était, même si cela reposait plus sur l’intuition que sur la vision. Dix minutes plus tard, son intuition fut confirmée.
C’étaient des souliers. Six paires de chaussures disposées en rang d’oignons en travers des voies de l’Interstate 70.
CHAPITRE 2
Des souliers sur la route
Ils atteignirent les chaussures en milieu de matinée. Au-delà, plus distinctement que jamais, se dressait le palais de verre. Il miroitait d’une teinte vert clair, comme le reflet d’une feuille de nénuphar dans une eau calme. On apercevait devant des grilles étincelantes et, au sommet de ses tours, des oriflammes rouges claquaient dans la brise légère.
Rouges aussi étaient les souliers.
Susannah, qui avait cru qu’il y en avait six paires, avait tort mais son erreur était excusable — il y en avait en fait quatre paires plus un quatuor. Les souliers formant ce dernier — quatre bottillons rouge foncé de cuir souple — étaient visiblement destinés au membre à quatre pattes de leur ka-tet. Roland en ramassa un dont il tâta l’intérieur. Il ignorait combien de bafouilleux avaient déjà porté des chaussures dans l’histoire du monde, mais était prêt à parier qu’aucun d’eux ne s’était jamais vu offrir de bottillons de cuir doublés de soie.
— Bally, Gucci et consorts n’ont qu’à bien se tenir, dit Eddie. Voici de la superbonne camelote.
Ceux destinés à Susannah étaient les plus faciles à reconnaître, et pas seulement à cause du détail féminin de boucles de brillants sur les côtés. Il ne s’agissait pas à proprement parler de chaussures — mais bien plutôt de prothèses faites pour s’adapter à ses moignons de jambes, et montant juste au-dessus du genou.
— Regardez-moi ça ! s’émerveilla-t-elle, en levant une de façon que le soleil fasse étinceler le strass qui ornait les chaussures-prothèses… si c’était bien du strass.
L’idée folle qu’il s’agissait d’un semis de diamant lui traversa l’esprit.
— Des orthopèdes. Quatre ans que je me trimballe en « état de diminution jambière », comme dit mon amie Cynthia, et voilà que je me dégotte pour finir une paire d’orthopèdes. Ça fait réfléchir, je vous dis que ça.
— Des orthopèdes, fit Eddie d’un air songeur. C’est comme ça qu’on appelle ça ?
— Oui, mon joli, on appelle ça comme ça.
Celles de Jake étaient des derbys rouge vif qui — la couleur exceptée — n’auraient pas du tout été déplacés dans les salles de cours hautement civilisées de l’École Piper. Il vérifia la souplesse de l’un d’eux qu’il retourna. La semelle unie luisait. Nulle estampille du fabricant, mais il ne s’était pas vraiment attendu à en trouver une. Son père possédait une bonne dizaine de paires faites sur mesure. Jake savait donc en reconnaître quand il en voyait.
Celles d’Eddie étaient des boots à talons cubains (Peut-être que dans ce monde-ci, on appelait ça des talons Mejis, se dit-il) à bout pointu… ce que, dans son autre vie, on surnommait des « boppers ». Les gamins des années soixante — époque qu’Odetta/Detta/Susannah avait loupée de peu — auraient pu appeler ça des « boots à la Beatles ».
Celles de Roland étaient bien entendu des bottes de cow-boy. Fantaisie — plus faites pour le square dance que pour rassembler les troupeaux. Piqûres en spirale, ornements latéraux, voûtes étroites et altières. Le Pistolero les examina sans les ramasser. Puis jeta un coup d’œil à ses compagnons de voyage et fronça le sourcil. Ils se dévisageaient mutuellement. Impossible de se livrer à cette occupation à trois, auriez-vous dit, à deux à la rigueur… mais c’est ce que dirait quiconque n’a jamais été membre d’un ka-tet.
Roland partageait toujours le khef avec eux ; il ressentait le puissant courant de leurs pensées confondues, sans le comprendre pour autant. Parce que c’est celui de leur monde. Ils ont beau venir de quands différents de ce monde, ils voient ici quelque chose qui leur est commun à tous trois.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Qu’est-ce que signifient ces chaussures ?
— Je crois qu’aucun de nous ne le sait exactement, répondit Susannah.
— Non, dit Jake. C’est une nouvelle devinette.
Il jeta un coup d’œil de dégoût sur l’étrange mocassin rouge sang qu’il tenait entre les mains.
— Une autre devinette de merde.
— Dites-moi ce que vous savez, fit Roland en fixant à nouveau le palais de verre.
Il se dressait à vingt-cinq kilomètres environ à présent, scintillant à la clarté du jour, délicat et fragile comme un mirage, et pourtant aussi intangible et réel que… eh bien… que ces chaussures.
— J’ai des sou’iers, t’as des sou’iers, tous les enfants du Bon Dieu y z’ont des sou’iers, dit Odetta. C’est l’opinion qu’a pignon sur rue.
— Ben ça, pour en avoir, on en a, dit Eddie. Et tu penses la même chose que moi, non ?
— Je crois bien.
— Et toi, Jake ?
Au lieu de répondre par des mots, Jake ramassa l’autre mocassin (Roland ne doutait pas que les chaussures, celles d’Ote comprises, leur iraient à tous comme un gant) et les frappa vivement l’un contre l’autre à trois reprises. Ça ne signifiait rien pour Roland, mais Eddie et Susannah réagirent violemment, regardant autour d’eux et surtout vers le ciel, comme s’ils s’attendaient qu’un orage éclate sous ce beau soleil d’automne. Pour finir, ils tournèrent à nouveau les yeux vers le palais de verre… avant de s’entre-regarder encore une fois, l’œil hagard, avec cet air d’en savoir long qui donnait à Roland une furieuse envie de les secouer comme des pruniers. Il se contint cependant et prit son mal en patience. Impossible parfois de faire autrement.
— Après avoir tué Jonas, tu as regardé dans le cristal ? fit Eddie en se tournant vers lui.
— Oui.
— Voyagé à l’intérieur.
— Oui, mais je n’ai pas envie de reparler de ça pour le moment ; ça n’a rien à voir avec ces…
— Je crois bien que si, le coupa Eddie. Tu as été emporté par une tornade rose. Par un cyclone rose, pourrais-tu dire. On peut employer le mot cyclone à la place de tornade, hein ? Surtout si on pose une devinette.
— Bien sûr, fit Jake d’un ton rêveur, comme un enfant qui parle dans son sommeil. Quand Dorothy s’envole-t-elle au-delà de l’Arc-en-Ciel du Magicien ? Quand elle ne fait plus qu’un avec le cyclone[12].
— On n’est plus au Kansas, mon chou, dit Susannah avant d’émettre un étrange aboiement sans joie qui, supposa Roland, pouvait passer pour un rire. Ça a beau y ressembler un tantinet, le Kansas n’a jamais été aussi… enfin, tu vois, aussi usé jusqu’à la trame.
— Je ne te comprends pas, dit Roland.
Il avait froid et son cœur battait trop vite. Il y avait des tramées partout désormais, ne le leur avait-il pas dit ? Les mondes se fondaient les uns dans les autres au fur et à mesure que les forces de la Tour déclinaient ? Au fur et à mesure que se rapprochait le jour où la rose serait fauchée et ensevelie ?
12