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Roland l’ignora, regardant attentivement Jake s’asseoir sur l’asphalte de l’autoroute et appeler :

— Ote ! Viens ici !

Le bafouilleux s’approcha d’assez bonne grâce. Bien qu’il eût été à coup sûr une créature sauvage avant qu’ils ne le rencontrent sur le Sentier du Rayon, il laissa Jake lui glisser les bottillons de cuir rouge aux pattes sans protester : en fait, une fois qu’il eut compris de quoi il retournait, il enfila de lui-même les deux derniers. Une fois les quatre bottillons en place (à vrai dire, de l’ensemble des souliers rouges, c’étaient les plus semblables aux escarpins rubis de Dorothy), Ote en renifla un, puis leva un regard interrogateur vers Jake.

Ce dernier claqua des talons trois fois, sans quitter le bafouilleux des yeux ni prêter attention au grincement de la grille et au carillon des murailles du Palais Vert.

— À toi, Ote !

— Ote !

Il roula sur le dos comme un chien qui fait le mort, puis fixa ses pattes avec une sorte d’ahurissement dégoûté. (À le voir ainsi, Jake eut un souvenir d’une très grande netteté : il se revit essayant de se taper sur le ventre et de se frotter la tête en même temps, et son père se moquait de lui parce qu’il n’y arrivait pas du premier coup.)

— Aide-moi, Roland. Il sait ce qu’on attend de lui, mais il ne sait pas comment faire.

Jake lança un coup d’œil à Eddie.

— Et pas de vannes, OK ?

— D’ac, fit Eddie. Pas de vannes, Jake. Tu crois qu’Ote doit faire ça en solo ou bien qu’il faut qu’on le refasse en groupe encore une fois ?

— Lui tout seul, je pense.

— Mais ça ferait pas de mal qu’on claque aussi des talons, Léon, dit Susannah.

— Léon qui ? demanda Eddie, bêtement.

— On t’écrira. Allez, Jake, Roland, en place. Recompte, Jake.

Ce dernier saisit Ote par les pattes de devant, Roland, plus doucement, par ses pattes de derrière. La manœuvre parut rendre Ote nerveux — comme s’il s’attendait à être balancé dans les airs aux accents du vieux refrain oh-hisse ! — mais il ne se débattit pas.

— Un, deux, trois.

Ensemble, Jake et Roland cognèrent doucement l’une contre l’autre les pattes avant et arrière d’Ote. Au même moment, ils claquèrent des talons, imités par Susannah et Eddie.

Cette fois, retentit un ding-dong harmonieux, profond et doux à l’oreille, comme celui d’une cloche d’église en verre. Le barreau noir au centre de la grille, au lieu de se séparer en deux, vola en éclats, expédiant des débris de verre couleur d’obsidienne dans toutes les directions. Certains vinrent crépiter sur le pelage d’Ote qui, s’arrachant à l’emprise de Jake et Roland, se remit sur pied en vitesse et trottina un peu plus loin. Il alla s’asseoir sur la ligne blanche discontinue de l’autoroute (séparant la voie rapide de celle de droite), les oreilles couchées, la langue pendante et sans quitter la grille des yeux.

— En avant, dit Roland, poussant en douceur le battant gauche de la grille qui céda.

Il se tenait à l’entrée de la cour en miroir, grand échalas de cow-boy en jean, vieille chemise d’une couleur indéfinissable et bottes rouges invraisemblables.

— Entrons voir ce que le Magicien d’Oz a à nous dire pour sa défense.

— S’il est encore là, dit Eddie.

— Oh, je pense qu’il y est encore, murmura Roland. Oui, il est là.

Il se dirigea vers la porte principale flanquée de la guérite dénuée de sentinelle. Les autres lui emboîtèrent le pas, soudés à leurs propres reflets par les souliers rouges comme autant de paires de jumeaux siamois.

Ote fermait le ban, gambadant avec agilité sur ses rouges bottillons. Il s’arrêta un instant pour renifler le reflet de sa propre truffe.

— Ote ! cria-t-il au bafouilleux dont l’image flottait sous ses pattes.

Puis il se pressa de rejoindre Jake.

CHAPITRE 3

Le Magicien

1

Roland s’arrêta devant la guérite de la sentinelle, jeta un coup d’œil à l’intérieur, puis ramassa ce qui se trouvait sur le sol. Les autres le rejoignirent et s’attroupèrent autour de lui. Ce qui, de loin, avait eu l’air d’un journal, de près, en était bien un… quoique d’une excessive bizarrerie. Rien à voir avec le Capital-Journal de Topeka ni avec les nouvelles d’une super-grippe décimant la population.

Vol. MDLXVIII № 96 « Donnez-nous Notre Zonzon Quotidien ».
Le Temps : Présent aujourd’hui, Passé demain.
Numéros de Chance : Aucun. Prévisions : Mauvaises.

En dessous se trouvait une photo de Roland, Eddie, Susannah et Jake en train de traverser la cour de miroir, comme si l’événement avait eu lieu la veille et non quelques minutes auparavant. La légende était la suivante : TRAGÉDIE AU PAYS DOZDES VOYAGEURS VENUS CHERCHER GLOIRE ET FORTUNE TROUVENT LA MORT.

— J’adore ça, fit Eddie, remettant bien en place le revolver de Roland dans son étui, qu’il portait bas sur la hanche. Vachement réconfortant et encourageant après des jours de confusion. Comme une boisson chaude, un soir où on se les gèle.

— Il ne faut pas avoir peur à cause de ça, dit Roland. C’est une blague.

— J’ai pas peur, fit Eddie. Mais ça va plus loin qu’une blague. J’ai pas passé toutes ces années avec Henry Dean pour pas reconnaître quand on veut me faire flipper, en me coupant l’herbe sous le pied. Je sais ce que je dis.

Il observa Roland curieusement.

— J’espère que tu m’en voudras pas de te dire ça, Roland, mais c’est toi qui as l’air d’avoir peur.

— Je suis terrifié, répondit simplement ce dernier.

2

Le porche d’entrée remémora à Susannah une chanson qui avait été un tube, une bonne dizaine d’années avant qu’elle n’ait été tirée de son monde pour celui de Roland. J’ai vu un œil m’épier à travers un nuage de fumée derrière la Porte Verte, disaient les paroles. Quand j’ai dit « c’est Joe qui m’envoie », quelqu’un s’est marré très fort derrière la Porte Verte. En réalité, il y avait deux portes au lieu d’une ici et pas de trou de serrure au travers duquel un œil pourrait épier. Et Susannah ne prétendit pas non plus que Joe l’envoyait, ce mot de passe éculé remontant aux speakeasies et à la Prohibition. Cependant, elle se pencha en avant pour déchiffrer la pancarte accrochée à l’une des poignées de verre rondes : SONNETTE EN PANNE, FRAPPEZ S’IL VOUS PLAÎT.

— Te fatigue pas, dit-elle à Roland, qui levait déjà son poing suite à l’injonction de la pancarte. Ça figure dans l’histoire.

Eddie recula légèrement le fauteuil roulant, passa devant et empoigna les boutons de porte. Les battants s’ouvrirent sans difficulté, pivotant en silence sur leurs gonds. Il s’aventura d’un pas dans ce qui semblait une grotte verte ombreuse, mit ses mains en porte-voix et cria : Eh là !

Le son de sa voix se répercuta au loin puis lui revint en écho, déformé… faible, perdu. Mourant, semblait-il.