— Et merde ! fit Eddie. Faut-il en passer par là ?
— Je crois que oui, si nous voulons retrouver le Rayon.
Roland était plus pâle que jamais, mais il passa en premier. Jake aida Eddie à faire franchir le seuil (bloc laiteux de verre couleur jade) au fauteuil de Susannah. Les bottillons d’Ote lançaient de faibles éclairs rouges sur le sol de verre émeraude. Ils n’avaient pas fait dix pas que les portes se refermaient derrière eux en claquant, avec un boum indiscutable dont l’écho se propagea au-delà d’eux dans les profondeurs du Palais Vert.
Aucune salle de réception, seulement un couloir voûté, caverneux qui semblait sans fin. Une faible lueur verte éclairait les murs. C’est la reproduction exacte du couloir du film, se dit Jake, celui dans lequel le Lion Peureux a tellement la frousse qu’il se marche sur la queue.
Et pour ajouter encore une petite touche de similitude dont Jake se serait bien passé, Eddie se mit à imiter (mieux que passablement) le ton chevrotant de Bert Lahr[15] : « Une minute, les amis, j’viens juste de m’rappeler qu’j’ai pas tant envie qu’ça de rencontrer le Magicien. Je ferais mieux de vous attendre dehors ! »
— Arrête, fit Jake d’un ton sec.
— Rête ! renchérit Ote.
Il ne quittait pas Jake d’une semelle, lançant des coups d’œil vigilants à droite et à gauche. Jake n’entendait rien d’autre que le bruit de leurs pas… tout en ayant une étrange sensation : celle d’un son inexistant. Cela revenait, d’après lui, à guetter un carillon éolien dont la plus infime brise provoquera le tintement.
— Pardon, dit Eddie. Mille fois.
Il montra quelque chose du doigt.
— Regardez là-bas.
À une quarantaine de mètres devant eux, le couloir émeraude venait buter sur une porte verte d’une hauteur phénoménale — dix mètres au bas mot du sol à la pointe qui la couronnait. Et derrière elle, Jake percevait à présent un ronflement continu. Au fur et à mesure qu’ils approchaient, ce bruit s’accentuait et son épouvante grandissait. Il dut faire un gros effort sur lui-même pour franchir les derniers pas qui le séparaient de la porte. Jake reconnut ce son pour l’avoir entendu pendant sa course sous la cité de Lud en compagnie de Gasher, puis au cours de son voyage avec ses amis à bord de Blaine le Mono. C’était le battement régulier des turbines à transmission lente.
— On dirait un cauchemar, fit-il d’une petite voix, au bord des larmes. On est revenus au point de départ.
— Non, Jake, fit le Pistolero en lui effleurant les cheveux. Ne crois jamais ça. Tu es victime d’une illusion. Fais face et sois loyal.
L’inscription sur la porte ne figurait pas dans le film. Seule Susannah reconnut le vers de Dante. VOUS QUI ENTREZ ICI ABANDONNEZ TOUTE ESPÉRANCE, lurent-ils.
Roland tendit le bras et de sa main droite amputée de deux doigts tira la porte verte de dix mètres de haut.
Ce qui se trouvait derrière parut, aux yeux de Jake, Susannah et Eddie, combiner étrangement Le Magicien d’Oz et Blaine le Mono. Une épaisse moquette (du même bleu pâle que celle du Compartiment de la Baronnie) tapissait le sol. La salle avait tout d’une nef de cathédrale, dont la voûte se perdait à une hauteur impénétrable à l’œil nu, d’un noir verdâtre. De grands pilastres de verre lumineux, alternant le rose et le vert, s’alignaient contre les murs ; le rose était de la même nuance que celui de Blaine. Jake s’aperçut que ces pilastres étaient gravés de milliards d’images différentes, dont aucune n’était réconfortante : elles heurtaient l’œil et remplissaient le cœur d’inquiétude. Il semblait y avoir une prépondérance de visages hurlants et grimaçants.
Face aux visiteurs qu’il rapetissait, les faisant paraître pas plus gros que des fourmis, se dressait le seul élément d’ameublement de la salle : un gigantesque trône de verre émeraude. Jake tenta d’en évaluer la taille mais, par manque de points de repère, n’y réussit pas. Il estima que le dossier devait mesurer à lui seul quinze mètres de haut, mais il aurait aussi bien pu plafonner à vingt ou même trente mètres. Il portait le symbole de l’œil ouvert, tracé non plus en jaune cette fois, mais en rouge. La pulsation rythmique de la lumière donnait l’impression que l’œil était vivant ; et qu’il battait comme un cœur.
Au-dessus du trône, s’élevaient, tels les tuyaux d’un orgue médiéval grandiose, treize énormes cylindres, émettant chacun des vibrations lumineuses de différentes couleurs. Sauf, bien entendu, celui du milieu qui était noir comme minuit et d’une immobilité de mort.
— Holà ! cria Susannah depuis son fauteuil roulant. Y a quelqu’un ?
Au son de sa voix, les tuyaux d’orgue brillèrent d’un tel éclat que Jake dut se protéger les yeux. Un instant, l’ensemble de la salle du trône explosa en un éblouissant arc-en-ciel. Puis les cylindres s’éteignirent, s’obscurcirent, moururent, tout comme le cristal du magicien de l’histoire de Roland quand il décidait (ou bien la force qui l’habitait) de se taire un temps. Seules demeuraient à présent la colonne noire et la pulsation verte continue du trône vide.
Puis, un bourdonnement quelque peu fatigué, tel celui d’un vieux servo-mécanisme auquel on demandait de rendre un ultime service, leur emplit les oreilles de sa plainte. Des panneaux coulissants — de deux mètres de long pour cinquante centimètres de large — s’ouvrirent dans les accoudoirs du trône. Des fentes obscures ainsi mises au jour, s’échappa, puis s’éleva, une fumée rose. En montant, elle devenait rouge vif. Et au centre, se dessina une ligne aux zig-zags terriblement familiers. Jake la reconnut avant même que les noms
(Lud Candleton Rilea Les Chutes des Molosses Dasherville Topeka)
n’apparaissent, étincelant à travers la fumée.
C’était la carte-itinéraire de Blaine.
Roland pouvait toujours dire que les choses avaient changé et que le sentiment de Jake d’être prisonnier d’un cauchemar
(c’est le pire cauchemar de ma vie et c’est la vérité)
n’était qu’une illusion engendrée par un esprit troublé et un cœur plein de terreur, Jake n’était pas dupe. Cet endroit avait beau ressembler un peu à la salle du trône du Grand et Terrible Oz, c’était Blaine le Mono en réalité. Ils étaient de retour à bord de Blaine et ce serait bientôt reparti pour une séance de devinettes.
Jake fut pris d’une soudaine envie de hurler.
Eddie reconnut la voix qui tonna hors de la carte-itinéraire en suspension dans la fumée au-dessus du trône vert. Mais il ne crut ni qu’il s’agissait de celle de Blaine le Mono ni de celle du Magicien d’Oz. Celle d’un Magicien x, à la rigueur, car ils ne se trouvaient nullement dans la Cité d’Émeraude et Blaine le Mono quant à lui était aussi mort qu’une merde de chien écrasée. Eddie l’avait expédié en réparation, putain, et comment !
— REBONJOUR, GENTILS ÉCLAIREURS !
La carte-itinéraire fumeuse puisa, mais Eddie ne l’associait plus à la voix, bien que, d’après lui, on s’attendît qu’ils le fassent. Non, la voix sortait des tuyaux d’orgue.
En baissant les yeux, il vit que Jake était devenu pâle comme un linge et s’agenouilla près de lui.
— C’est de la frime, petit, fit-il.
— No… Non… c’est Blaine… il est pas mort…
— Mais si, il est mort pour de bon. Ça, c’est rien qu’une version amplifiée des annonces qu’on fait à l’école après les cours… qui est en retenue et qui doit se rendre en Salle 6 pour voir l’orthophoniste, ou ce genre de truc. Pigé ?