— Quoi ?
Jake le regarda, la bouche tremblante, l’air ahuri.
— Qu’est-ce que tu…
— Ces tuyaux sont des haut-parleurs. Même un minus se paye une grosse voix en Dolby ; tu te souviens pas du film ? Faut qu’il ait une grosse voix parce que c’est rien qu’un bi d’honneur, Jake — rien qu’un bi d’honneur.
— QUE LUI RACONTES-TU LÀ, EDDIE DE NEW YORK ? ENCORE UNE DE TES BLAGUES STUPIDES, ESPRIT MAL TOURNÉ ? ENCORE UNE DE TES DEVINETTES TRUQUÉES ?
— Ouais, répondit Eddie. Celle qui fait comme ça : « Combien il faut d’ordinateurs dipolaires pour visser une ampoule. » Qui t’es, mon pote ? Parce que je sais que t’es pas Blaine le Mono, alors merde, t’es qui ?
— Je… suis… OZ ! tempêta la voix.
Les colonnes de verre s’illuminèrent, tout comme les tuyaux d’orgue derrière le trône.
— OZ LE GRAND ! LE PUISSANT OZ ! QUI ÊTES-VOUS ?
Susannah fit rouler son fauteuil jusqu’au pied des marches vertes d’un trône auprès duquel Lord Perth en personne serait passé pour un nain.
— Susannah Dean, la petite infirme, fit-elle. On m’a appris la politesse, mais pas à supporter les conneries. On est venus jusqu’ici pasqu’on est censés y être — pourquoi sinon nous a-t-on laissé ces souliers ?
— QUE VEUX-TU DE MOI, SUSANNAH ? QU’EST-CE QUI TE FERAIT PLAISIR, MA PETITE COW-GIRL ?
— Tu le sais très bien, répondit-elle. Nous voulons ce que tout le monde veut, autant que je sache — rentrer à la maison, « parce que rien ne vaut son chez-soi ». Nous…
— On peut pas rentrer à la maison, c’est Thomas Wolfe qui l’a dit, et c’est la vérité.
— C’est un mensonge, mon chou, dit Susannah. Un mensonge total. On peut rentrer à la maison. Tout ce qu’il faut faire, c’est se trouver le bon arc-en-ciel et passer en dessous. Et on l’a trouvé, pour le reste, suffit de jouer des pieds, tu vois.
— VOUS VOULEZ RETOURNER À NEW YORK, SUSANNAH DEAN ? EDDIE DEAN ? JAKE CHAMBERS ? EST-CE CELA QUE VOUS DEMANDEZ À OZ LE GRAND, AU PUISSANT OZ ?
— New York, ce n’est plus chez nous pour aucun d’entre nous, objecta Susannah.
Sur son nouveau fauteuil, au bas des marches du gigantesque trône, elle paraissait toute petite et pourtant sans peur.
— Pas plus que Gilead pour Roland. Remettez-nous sur le Sentier du Rayon. C’est là que nous voulons aller, parce que c’est le seul chemin pour rentrer chez nous. Le seul que nous ayons.
— ALLEZ-VOUS-EN ! s’écria la voix dans les tuyaux. ALLEZ-VOUS-EN ET REVENEZ DEMAIN ! NOUS PARLERONS DU RAYON DEMAIN ! TARATATA, DIT SCARLETT, NOUS PARLERONS DU RAYON DEMAIN, CAR DEMAIN EST UN AUTRE JOUR !
— Non, fit Eddie. On va en parler tout de suite.
— N’EXCITEZ PAS LA COLÈRE DU GRAND OZ, DU PUISSANT OZ ! s’écria la voix et les tuyaux d’orgue étincelèrent de fureur à chaque mot. Susannah, certaine que cela était supposé provoquer la terreur, trouva ça plutôt rigolo. Un peu comme regarder un représentant de commerce faire l’article pour un jouet d’enfant. Visez-moi un peu ça, les mômes ! Quand on parle dedans, les tuyaux deviennent de toutes les couleurs ! Suffit d’essayer !
— Mon chou, à ton tour tu ferais mieux d’écouter, reprit Susannah. Tu voudrais pas exciter la colère de gens armés, surtout que tu vis dans une maison de verre.
— JE VOUS AI DIT DE REVENIR DEMAIN !
De la fumée rouge se mit à sortir en bouillonnant des fentes dans les accoudoirs du trône. Elle était plus épaisse à présent. La pseudo-carte-itinéraire de Blaine s’y fondit. Et, cette fois, la fumée forma un visage. Émacié, dur, aux aguets, encadré de longs cheveux.
C’est l’homme que Roland a tué dans le désert, songea Susannah avec étonnement. Le fameux Jonas. J’en suis sûre.
Oz s’exprimait maintenant d’une voix légèrement chevrotante :
— OSERIEZ-VOUS MENACER OZ LE GRAND ?
Les lèvres de l’énorme visage de fumée planant au-dessus du trône esquissèrent un rictus où le mépris le disputait à la menace.
— CRÉATURES INGRATES ! OH CRÉATURES INGRATES !
Eddie, qui ne prenait pas des vessies pour des lanternes, avait jeté un coup d’œil dans une autre direction. Les yeux écarquillés, il agrippa Susannah par le coude.
— Regarde, chuchota-t-il. Merde, Suzie, regarde Ote.
Le bafou-bafouilleux se désintéressait complètement des fantômes fumeux, sous la forme de cartes-itinéraires de monorail, de feu Chasseurs du Cercueil ou d’effets spéciaux de l’Hollywood d’avant la guerre 1939–1945. Il avait aperçu (ou reniflé) quelque chose de bien plus intéressant.
Susannah attrapa Jake, l’obligea à pivoter et lui montra le bafouilleux. Elle vit les yeux du garçon s’agrandir de compréhension un instant avant qu’Ote n’atteigne la petite alcôve dans le mur gauche. Elle était masquée par un rideau du même vert que les murs, la séparant de la salle du trône. Ote, étirant son très long cou, saisit l’étoffe à pleines dents et tira.
Derrière le rideau, étincelaient des lumières vertes et rouges ; des cylindres tourbillonnaient dans des bocaux ; des aiguilles balayaient en tous sens des cadrans allumés et disposés en longues rangées. Cependant, Jake les remarqua à peine, son attention entièrement absorbée par l’homme installé devant la console et qui leur tournait le dos. Ses cheveux sales, striés de crasse et de sang, lui tombaient aux épaules, collés en touffes. Il était coiffé d’une sorte de casque audio et parlait dans un minuscule micro qui lui pendait à hauteur de la bouche. Leur tournant donc le dos, il ne s’aperçut pas tout d’abord qu’Ote l’avait flairé et découvert sa cachette.
— PARTEZ ! tonna la voix dans les tuyaux d’orgue… sauf qu’à présent Jake voyait d’où elle venait vraiment. REVENEZ DEMAIN SI ÇA VOUS CHANTE, MAIS ALLEZ-VOUS-EN MAINTENANT ! JE VOUS PRÉVIENS !
— C’est Jonas, Roland n’a pas dû le tuer au final, chuchota Eddie. Mais Jake en savait plus long. Il avait reconnu la voix. Même déformée par l’amplification des tuyaux de couleur, il l’avait reconnue. Comment avait-il pu s’imaginer que c’était la voix de Blaine ?
— JE VOUS PRÉVIENS, SI VOUS REFUSEZ…
Ote aboya, émettant un son aigu et peu avenant. L’homme dans l’alcôve-studio de sonorisation se retourna.
Dis-moi, mon couillon, Jake se souvint de cette voix avant que son propriétaire ne découvre les douteux attraits de l’amplification. Dis-moi tout ce que tu sais sur les ordinateurs dipolaires et les circuits à diodes. Dis-le-moi et je te donnerai à boire.
Ce n’était ni Jonas ni le Magicien de Je Ne Sais Quoi. C’était le petit-fils de David Quick. L’Homme Tic-Tac.
Jake le fixait avec horreur. La dangereuse créature qui avait vécu, lovée en dessous de Lud, avec ses compagnons — Gasher et Hoots, Brandon et Tilly — n’était plus. Celui que Jake avait devant les yeux aurait pu être le père décati de ce monstre… ou même son grand-père. Son œil gauche — celui qu’Ote lui avait crevé de ses griffes — n’était plus qu’un renflement blanc déformé, débordant de l’orbite sur sa joue mal rasée. Le côté droit de sa tête, scalpé à moitié, laissait voir l’os du crâne à travers une longue ouverture triangulaire. Jake, la mémoire obscurcie par la panique, se souvint vaguement d’un morceau de peau flasque retombant sur le visage de Tic-Tac, mais il avait été à deux doigts de sombrer dans l’hystérie à ce moment-là… et il l’était à nouveau, à présent.