Ote avait reconnu lui aussi l’homme qui avait tenté de le tuer et aboyait maintenant avec frénésie, tête baissée, montrant les dents, faisant le gros dos. Tic-Tac posa sur lui de grands yeux stupéfaits.
— Ne faites pas attention à l’homme derrière le rideau, dit une voix qui s’éleva dans leur dos, avant de pouffer bêtement.
— Encore un mauvais jour dans une longue série pour mon ami Andrew. Pauvre garçon. Je suppose que j’ai eu tort de lui faire quitter Lud, mais il avait l’air tellement perdu…
Le propriétaire de la voix pouffa encore une fois.
Jake se retourna d’un bloc et s’aperçut qu’un autre individu était assis en tailleur sur le trône gigantesque. Vêtu d’un jean, d’une veste noire bouclée à la ceinture, il était chaussé de vieilles bottes de cow-boy complètement éculées. Il portait épinglée sur sa veste une tête de cochon trouée d’une balle entre les deux yeux. Sur ses genoux, le nouveau venu tenait un sac fermé par un cordon. Il se leva, se dressant sur l’assise du trône comme un gamin sur la chaise de papa, et son sourire quitta son visage comme une peau flasque. Ses yeux lançaient des flammes et ses lèvres entrouvertes découvraient de grosses dents gourmandes.
— Descends-les, Andrew ! Tue-les ! Bousille-les ! Tous ses nique ta sœur tant qu’ils sont !
— Ma vie pour la tienne, hurla l’homme de l’alcôve.
C’est alors que Jake repéra la mitraillette appuyée dans un coin. Tic-Tac s’en empara d’un bond. Ma vie pour la tienne !
À l’instant où Tic-Tac se retournait, Ote lui sauta dessus une fois de plus et lui planta ses crocs dans la cuisse gauche, juste en dessous de l’aine.
Eddie et Susannah dégainèrent comme un seul homme, chacun brandissant l’un des gros revolvers de Roland. Ils tirèrent à l’unisson, toutes détonations confondues. L’une des balles arracha au passage le haut du crâne déjà bien amoché de Tic-Tac avant d’aller s’enfouir dans le matériel sonore qui émit un feulement déchirant en feedback, heureusement bref, étant donné le volume. L’autre balle se logea dans sa gorge.
Tic-Tac avança en trébuchant. Ote se laissa tomber sur le sol et prit du champ, montrant les dents. Au bout de quelques pas, Tic-Tac se retrouva complètement dans la salle du trône. Il leva les bras en direction de Jake qui lut la haine que lui vouait Ticky dans l’unique œil vert qui lui restait : le garçon crut entendre la dernière et détestable pensée qui traversa l’esprit de Tic-Tac : Espèce de sale petit louchon de merde…
Puis Tic-Tac s’effondra tête la première, comme il l’avait fait dans le Berceau des Gris… sauf que, cette fois, il ne s’en relèverait pas.
— Ainsi chut Lord Perth, et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre, dit l’homme sur le trône.
Sauf que c’est pas un homme, songea Jake. Pas du tout un homme. Je crois qu’on a enfin trouvé le Magicien. Et je suis prêt à parier que je sais ce qu’il a dans son sac.
— Marten, dit Roland, tendant la main gauche, celle qui avait encore tous ses doigts. Marten Largecape. Après toutes ces années. Après tous ces siècles.
— Tu veux ça, Roland ?
Eddie lui mit dans la main le revolver qui venait de tuer l’Homme Tic-Tac. Un filet de fumée bleue s’échappait encore du canon. Roland regarda sa vieille arme comme s’il la voyait pour la première fois, puis la leva et la braqua sur la silhouette ricanante, à joues roses, assise en tailleur sur le trône du Palais Vert.
— Enfin, souffla Roland, armant le chien du pouce. Enfin dans ma ligne de mire.
— Ce six-coups ne te servira à rien, et je crois que tu le sais, dit l’homme assis sur le trône. Pas contre moi. Il fera long feu contre moi, mon vieux Roland. Comment vont tes parents, au fait ? J’ai perdu tout contact avec eux au fil des années. J’ai toujours été un piètre correspondant. On devrait me donner le fouet, si fait, assurément !
Il rit à gorge déployée, rejetant la tête en arrière. Roland pressa la détente. Le chien ne rendit qu’un clic sourd.
— Ch’t’avais prév’nu, fit l’homme sur le trône. À mon avis, t’as dû glisser dedans par inadvertance ces balles qu’ont pris l’eau, tu crois pas ? Celles dont la poudre est éventée. Ça suffit pour arrêter le son de la tramée, mais pas pour descendre les vieux magiciens, hein ? Dommage. Et ta main, Roland, regarde-moi un peu ça ! Elle manque de doigts, si je vois bien. Ça, par exemple, t’en as bavé, s’pas ? Les choses pourraient s’améliorer un tantinet, pourtant. Toi et tes amis, vous pourriez mener une belle vie bien remplie et — comme dirait Jake — c’est la vérité. Plus d’homarstruosités, plus de trains fous, plus de voyages inquiétants — pour ne pas dire dangereux — dans d’autres mondes. Il vous suffit pour cela de renoncer à cette quête stupide et sans espoir de la Tour.
— Non, répondit Eddie.
— Non, répondit Susannah.
— Non, répondit Jake.
— Non ! fit Ote, qui aboya en sus.
L’homme noir sur le trône vert continua à sourire, impassible.
— Et toi, Roland ? demanda-t-il.
Il leva doucement le sac. Vieille chose poussiéreuse, elle pendouillait du poing du magicien comme une larme ; son contenu se mit soudain à émettre des pulsations de lumière rose.
— Renonce et ils n’auront jamais besoin de voir ce qu’il y a à l’intérieur de ceci — ils n’auront jamais besoin de voir le dernier acte de cette triste pièce dont le premier se perd dans la nuit des temps. Renonce. Détourne-toi de la Tour et passe ton chemin.
— Non, répondit Roland.
Il ébaucha un sourire et, au fur et à mesure qu’il s’élargissait, celui de l’homme assis sur le trône s’effaçait.
— Tu peux ensorceler mes revolvers, ceux de ce monde, j’intuite, dit-il.
— Roland, mon p’tit gars, j’ignore ce que tu as derrière la tête, mais je te conseille de ne pas…
— De ne pas contrarier le Grand Oz ? Le Puissant Oz ? C’est pourtant ce que je vais faire, je crois, Marten… ou Maerlyn… ou qui ou qu’est-ce suivant le nom que tu te donnes maintenant…
— Flagg, en fait, dit l’homme sur le trône. Et nous nous sommes déjà rencontrés.
Il sourit. Mais au lieu d’éclairer son visage — ce qui est le propre d’un sourire — celui de Flagg crispait ses traits en une grimace malveillante et mesquine.
— Au moment de la chute de Gilead. Toi et tes compagnons survivants — cet âne bâté rigolard de Cuthbert Allgood faisait partie de ta bande, je m’en souviens, et aussi DeCurry, celui à la tache de vin — cheminiez vers l’ouest, en quête de la Tour. Ou si tu préfères, pour parler comme dans le monde de Jake, vous étiez en route pour voir le Magicien. Je sais que tu m’as vu, mais je doute que tu aies su jusqu’au jour d’aujourd’hui que je t’avais vu aussi.
— Et j’intuite que je te reverrai, dit Roland. À moins que je ne te tue sur-le-champ et mette ainsi fin à tes interférences.
Sans lâcher son revolver qu’il tenait de la main gauche, il extirpa de la droite celui glissé à la ceinture de son jean — le Ruger de Jake, arme d’un autre monde et peut-être comme telle à l’abri des enchantements de cette créature. Et déploya pour cela sa rapidité de toujours, éblouissante de vitesse.