Выбрать главу

L’homme se blottit sur le trône en poussant des cris aigus. Le sac glissa de ses genoux et la boule de cristal — autrefois tenue par Rhéa, puis par Jonas et enfin par Roland en personne — s’en échappa. De la fumée, verte et non plus rouge cette fois, bouillonna hors des accoudoirs du trône. Et s’éleva comme un rideau protecteur. Toutefois, Roland aurait pu faire mouche sur la silhouette que lui dérobait la fumée s’il avait dégainé à la perfection. Ce qui fut loin d’être le cas : le Ruger glissa dans sa main amputée, n’offrant pas assez de prise, puis le bouton de mire vint s’empêtrer dans la boucle de son ceinturon. Il ne lui fallut qu’un quart de seconde pour le libérer, mais ce fut un quart de seconde de trop. Il tira à trois reprises dans les tourbillons de fumée, puis se précipita en avant, sans tenir compte des cris de ses compagnons.

Il chassait la fumée des deux mains. Ses balles avaient fracassé le dossier du trône en épaisses échardes de verre vert, mais la créature à visage humain qui se dénommait Flagg avait disparu. Et Roland se surprit à se demander si elle, il ou ça avait été bien là pour commencer.

Le cristal, lui, était toujours là. Intact, il répandait cette même lueur d’un rose intense si attirante dont il avait conservé le si lointain souvenir — depuis Mejis, où il avait été jeune et connu l’amour. Ce vestige rescapé de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn avait roulé jusqu’à l’extrême bord du siège du trône ; deux centimètres de plus, il aurait plongé et se serait brisé sur le sol. Mais cela avait été épargné à cet objet d’enchantement que Susan Delgado avait entrevu pour la première fois par la fenêtre de la masure de Rhéa, à la clarté de la Lune des Baisers.

Roland le ramassa — comme il s’adaptait bien à sa main, comme il semblait naturel de le tenir au creux de sa paume, même après toutes ces années — et jeta un regard au plus profond de ses troubles nuages.

— Tu as toujours tenu une vie sous ton charme, lui murmura-t-il.

Il songea à Rhéa comme il l’avait vue dans ce cristal — avec son vieil œil rieur. Il songea au feu de joie de la Nuit de la Moisson, enveloppant Susan de ses flammes, faisant chatoyer sa beauté sous sa chaleur. Puis miroiter et frissonner comme un mirage.

Glam maudit ! se dit-il. Si jamais je te brisais sur le sol, on périrait tous, à coup sûr noyés dans l’océan de larmes que ton ventre fendu répandrait… les larmes de tous ceux que tu as menés à leur perte.

Et pourquoi ne pas le faire ? Son intégrité préservée, cet objet de malheur pourrait les aider à revenir sur le Sentier du Rayon, même si Roland était persuadé qu’ils n’avaient pas vraiment besoin de lui pour ça, pensant comme il le faisait que Tic-Tac et la créature qui s’était donné le nom de Flagg avaient représenté leur dernière épreuve à cet égard. Le Palais Vert était leur porte de retour dans l’Entre-Deux-Mondes… et il leur appartenait dorénavant. Ils l’avaient conquis par la force des armes.

Mais tu ne peux pas encore aller de l’avant, pistolero. Pas tant que tu n’as pas achevé ton histoire, raconté la dernière scène du dernier acte.

Quelle était donc cette voix ? Celle de Vannay ? Non. Celle de Cort ? Non. Et pas davantage la voix de son père, qui l’avait un jour viré à poil de la couche d’une putain. C’était la plus dure de toutes, celle qu’il entendait souvent dans ses rêves agités, celle qu’il voulait tellement contenter, en y réussissant si rarement. Mais non, pas cette voix-là, pas cette fois.

Cette fois, il entendait la voix du ka, du ka qui est comme le vent. Il avait déjà raconté tellement de choses de cette abominable quatorzième année de sa vie… mais il n’avait pas terminé son récit. Tout comme Detta Walker et le plat des grandes occasions de Tante Bleue, il restait encore une chose à leur dire. Une chose cachée. Le problème n’était pas, il le voyait bien, de savoir s’ils pourraient ou non, tous les cinq, arriver à sortir du Palais Vert et à retrouver le Sentier du Rayon ; le problème, c’était de savoir s’ils pourraient ou non continuer en tant que ka-tet. S’il devait en être ainsi, rien ne pouvait demeurer caché ; il devrait leur raconter l’ultime fois où il avait regardé dans le cristal du magicien, en cette année d’autrefois. Trois nuits après le banquet de bienvenue, ça avait eu lieu. Il devrait leur dire…

Non, Roland, lui chuchota la voix. Ne te contente pas de le leur dire. Pas cette fois. Tu sais très bien qu’il y a mieux à faire.

Oui. En effet. Il y avait mieux à faire, il le savait.

— Venez là, leur dit-il en se tournant vers eux.

Ils se rassemblèrent lentement autour de lui, la lumière rose étincelante emplissant leurs yeux écarquillés. Ils étaient déjà à demi hypnotisés par elle, Ote compris.

— Nous formons un ka-tet, dit Roland, tendant le cristal dans leur direction. Un en plusieurs. J’ai perdu mon seul et véritable amour au début de ma quête de la Tour Sombre. Maintenant, votre tour est venu de regarder dans cet objet maudit, si vous le voulez, et vous y verrez ce que j’ai perdu aussi, peu de temps après. Voyez-le une bonne fois pour toutes ; donc ouvrez grands les yeux.

Ce qu’ils firent. Le cristal, que Roland tenait dans ses mains levées, se mit à puiser plus vite. Il les réunit et les emporta. Pris dans le tourbillon de la tornade rose, ils s’envolèrent par-delà l’Arc-en-Ciel du Magicien jusqu’au Gilead d’antan.

CHAPITRE 4

Le cristal

1

Jake de New York se tient dans l’un des corridors supérieurs du Grand Hall de Gilead — c’est davantage un château, ici dans la verte contrée, qu’une Maison du Maire. Il regarde autour de lui et aperçoit Eddie et Susannah ouvrant de grands yeux près d’une tapisserie murale, leurs mains entrelacées. Susannah est debout ; elle a de nouveau des jambes, du moins pour le moment, et à la place de ses orthopèdes, comme elle les appelle, elle porte une paire d’escarpins rubis, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux que porte Dorothy quand elle pose le pied sur sa version de la Grand-Route pour se mettre en quête du Magicien d’Oz, ce bi d’honneur.

Elle a des jambes parce que je rêve, se dit Jake, qui sait très bien que ce n’est pas un rêve. En baissant les yeux, il découvre Ote qui lève vers lui ses yeux cerclés d’or, son regard anxieux et intelligent. Il est toujours chaussé des bottillons rouges. Jake se penche et lui caresse la tête. La sensation sous ses doigts de la fourrure du bafouilleux est claire et nette, une réalité. Non, il ne rêve pas.

Jake prend soudain conscience de l’absence de Roland ; ils ne sont plus que quatre. Il s’aperçoit aussi d’autre chose : l’atmosphère de ce corridor est légèrement teintée de rose, et de petits halos de même couleur auréolent les drôles d’ampoules à l’ancienne qui illuminent le couloir. Quelque chose est sur le point de se passer ; quelque intrigue va se dérouler sous leurs yeux. Et à présent, comme s’il avait suffi d’y penser pour les mettre en branle, le garçon entend des pas qui se rapprochent.

Je connais cette histoire, se dit Jake. On me l’a déjà racontée.

Au moment où Roland apparaît au coin du couloir, Jake se souvient de quel épisode il s’agit : celui où Marten Largecape arrête Roland au passage alors qu’il se rend sur le toit pour y débusquer un brin de fraîcheur.