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— Eh, fiston, va dire Marten. Entre, entre ! Ne reste pas dans le couloir ! Ta mère veut te parler.

Mais, bien entendu, ce n’est pas la vérité, ça ne l’a jamais été, ça ne le sera jamais, le temps aura beau faire, se décaler et se courber autant qu’il veut. Ce que Marten désire, c’est que le garçon voie sa mère et comprenne que Gabrielle Deschain est devenue la maîtresse du magicien de son père. Marten veut obliger le garçon, piqué au vif, à devancer l’appel et à affronter l’épreuve initiatique de virilité en l’absence de son père qui ne pourra ainsi s’y opposer ; il entend ainsi se débarrasser du chiot avant qu’il ne lui pousse des crocs et qu’il ne le morde.

Maintenant ils vont assister à tout cela ; cette triste comédie suivra son triste cours prédéterminé sous leurs yeux. Je suis trop jeune, songe Jake, mais évidemment qu’il ne l’est pas. Roland n’aura que trois ans de plus que lui à son arrivée à Mejis avec ses amis et, quand il rencontrera Susan sur la Grand-Route. Seulement trois ans de plus quand il l’aimera ; seulement trois ans de plus quand il la perdra à jamais.

Je m’en fous, je veux pas voir ça…

Et il ne le verra pas, comprend-il, tandis que Roland s’approche ; tout ça est déjà arrivé. Car on n’est pas en août, au temps de la Pleine Terre, mais à la fin de l’automne ou à l’entrée de l’hiver. Il le déduit du poncho que porte Roland, un souvenir de son séjour dans l’Arc Extérieur, et au nuage de vapeur qui lui sort de la bouche et du nez à chacune de ses expirations : il n’y a pas le chauffage central à Gilead et il y fait froid.

Il y a d’autres signes de changement : Roland porte à présent les gros revolvers qui sont son patrimoine, ceux à la crosse en bois de santal. Son père les lui a transmis pendant le banquet, songe Jake, qui ne sait pas d’où lui vient cette certitude. Et le visage de Roland, aux traits toujours enfantins, n’est plus celui ouvert et non encore éprouvé du jeune garçon qui musardait dans ce même couloir cinq mois plus tôt ; le jeune garçon piégé par Marten en avait connu des vertes et des pas mûres depuis, son combat contre Cort étant l’une des moindres.

Jake voit aussi autre chose : l’apprenti pistolero est chaussé des bottes de cow-boy rouges. Il ne le sait cependant pas. Parce que tout cela ne se produit pas en réalité.

Et en même temps, si, pourtant. Ils se trouvent à l’intérieur du cristal du magicien, au cœur de la tornade rose (ces halos roses qui auréolent les appliques rappellent à Jake les Chutes des Molosses et leurs arcs lunaires dans la brume qui s’en élevait) et tout cela se reproduit encore une fois.

— Roland !

C’est Eddie qui le hèle depuis l’endroit où il se tient avec Susannah, près de la tapisserie. Susannah hoquette et lui presse l’épaule pour le faire taire. Mais Eddie passe outre cette recommandation.

— Non, Roland ! Fais pas ça ! Mauvaise idée !

— On, Olan ! jappe Ote.

Roland les ignore l’un et l’autre et passe devant Jake à le toucher, mais sans le voir. Pour Roland, bottes rouges ou pas, ils ne sont pas là ; ce ka-tet est encore loin dans son avenir.

Il s’arrête devant une porte un peu avant le bout du corridor, hésite, puis lève le poing et frappe. Eddie s’élance dans sa direction, sans lâcher la main de Susannah… on dirait presque maintenant qu’il la traîne après lui.

— Suis-nous, Jake, dit Eddie.

— Non, j’ai pas envie.

— Que t’aies envie ou pas, c’est pas ça le problème et tu le sais très bien. On est censés voir. Si on peut pas l’arrêter, on peut faire au moins ce qu’on est venus faire ici. Allez, viens maintenant !

Le cœur lourd de terreur, l’estomac noué, Jake obtempère. Alors qu’ils s’approchent de Roland — les revolvers paraissent énormes posés sur ses hanches minces et son visage encore lisse mais déjà las donne à Jake comme une envie de pleurer — celui-ci frappe à nouveau.

— Elle est pas là, mon chou ! lui crie Susannah. Elle est pas là ou bien elle veut pas te répondre et que ce soit l’un ou l’autre, c’est du pareil au même pour toi ! Laisse tomber ! Laisse-la tomber ! Elle en vaut pas la peine ! C’est pas parce que c’est ta mère qu’elle en vaut la peine ! Va-t’en !

Mais il ne l’entend pas et ne s’en va pas non plus. À l’instant où Jake, Eddie, Susannah et Ote le rejoignent incognito, Roland tourne la poignée de la porte de l’appartement de sa mère : elle n’est pas verrouillée. Il l’ouvre, découvrant la pièce plongée dans la pénombre. Elle est tendue de soie. Sur le sol, un tapis semblable aux tapis de Turquie chers au cœur de la mère de Jake… sauf que ce tapis-là, Jake le sait, vient de la province de Kashamin.

Tout au fond du salon, près d’une fenêtre dont on a tiré les volets contre les vents d’hiver, Jake aperçoit un fauteuil à dossier bas et sait aussitôt que c’est celui où elle se trouvait le jour où Roland a subi son épreuve initiatique ; celui dans lequel elle était assise le jour où son fils a remarqué sur son cou la morsure d’amour.

Le fauteuil est vide à présent, mais le Pistolero pénètre plus avant dans la pièce et tourne les yeux vers la chambre à coucher de l’appartement ; Jake remarque alors une paire de chaussures — noires, et non rouges — dépassant des tentures qui flanquent de part et d’autre la fenêtre aux volets tirés.

— Roland ! hurle-t-il. Roland, les tentures ! Y a quelqu’un derrière ! Attention !

Mais Roland ne l’entend pas.

— Mère ? appelle-t-il de cette voix que Jake reconnaîtrait entre mille… même si celle-ci en est une version magiquement fraîche ! Jeune, pas encore rendue rauque par tant d’années de poussière, de vent et de fumée de cigarette.

— Mère, c’est Roland ! Il faut que je vous parle !

Toujours pas de réponse. Il franchit le court vestibule qui mène à la chambre. Si une partie de Jake veut rester dans le salon, foncer sur cette tenture et la tirer, il sait que ce n’est pas ainsi que les choses sont censées se dérouler. Même s’il faisait une tentative, il doute de l’excellence du résultat ; sa main passerait probablement au travers, comme celle d’un fantôme.

— Venez, dit Eddie. Ne le laissons pas seul.

Ils avancent groupés, ce qui aurait pu paraître comique en d’autres circonstances. Mais pas dans celles-ci, où il s’agit de trois personnes s’inquiétant désespérément d’un de leurs amis.

Roland fixe le lit contre le mur gauche de la chambre. Il le fixe, comme hypnotisé. Peut-être essaie-t-il de s’imaginer Marten et sa mère étendus là ; peut-être se souvient-il de Susan, avec laquelle il n’a jamais couché dans un lit digne de ce nom, encore moins dans une telle débauche de luxe, sous un baldaquin. Jake entrevoit vaguement le profil du pistolero dans le miroir à trois faces d’une alcôve à l’opposé de la chambre. Ce triple miroir est celui d’une petite table que Jake reconnaît pour avoir vu sa propre mère s’installer devant la même dans la chambre de ses parents : une coiffeuse.