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— Où est passée l’autoroute ? demanda Jake.

Sa voix était ensuquée, rauque. Ote le rejoignit, étirant ses pattes arrière, l’une après l’autre. Eddie s’aperçut que le bafouilleux avait perdu l’un de ses bottillons.

— Peut-être qu’on a laissé sa construction en plan parce que ça n’intéressait plus personne.

— Je crois qu’on n’est plus au Kansas, dit Jake.

Eddie le regarda attentivement. Mais en conclut que le gamin ne se livrait pas consciemment à des variations sur Le Magicien d’Oz.

— Ni celui où jouent les Kansas City Royals ni celui où jouent les Monarchs.

— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

Jake montra le ciel du pouce et, quand Eddie leva les yeux, il vit qu’il avait mal regardé : le ciel n’était pas uniformément couvert et blanc, aussi chiant qu’un panier à linge plein de draps. Directement au-dessus de leurs têtes, un troupeau de nuages filaient en bouillonnant vers l’horizon, alignés comme un seul homme.

Ils étaient de retour sur le Sentier du Rayon.

2

— Eddie, où t’es, mon chou ?

Ce dernier abandonna la voie pavée de nuages dans le ciel et vit Susannah qui, redressée, se frottait le bas des reins. Elle ne semblait pas très sûre de savoir où elle était. Ni peut-être même qui elle était. Les « orthopèdes » rouges qu’elle portait paraissaient étrangement ternes sous cet éclairage, tout en demeurant les choses les plus brillantes qu’Eddie avait sous les yeux… du moins jusqu’à ce qu’en les baissant, il n’aperçoive ses pieds chaussés des boppers à talons cubains. Eux aussi avaient une apparence terne et Eddie ne pensa plus que le temps couvert était seul en cause. Il observa les mocassins de Jake, les trois bottillons restants d’Ote, les bottes de cow-boy de Roland (le Pistolero s’était redressé à son tour et, les bras croisés autour des genoux, regardait au loin, le regard vide). Partout le même rouge rubis, mais un rouge éteint, sans vie. Comme si la magie qui leur était essentielle avait été épuisée.

Soudain, Eddie ne désira qu’une seule chose : ne plus les avoir aux pieds.

Il vint s’asseoir près de Susannah, lui donna un baiser.

— Bonjour, ma Belle au Bois Dormant, dit-il. Ou plutôt bon après-midi, si ça se trouve.

Puis, vite fait, leur contact lui répugnant presque (cela revenait à toucher de la peau morte), Eddie ôta les boppers d’un coup sec. Il s’aperçut alors que le bout en était éraflé et le talon, boueux : les boots n’avaient plus du tout l’air neuf. Si Eddie avait commencé par se demander comment ils étaient arrivés jusque-là, sentant à présent les muscles douloureux de ses jambes et revoyant les traces laissées par le fauteuil roulant, il le sut. Ils avaient marché, pardi. Marché en dormant.

— Ça, dit Susannah, c’est la meilleure idée que t’aies eue depuis… longtemps, disons.

Elle se débarrassa des « orthopèdes ». Un peu plus loin, Eddie vit que Jake retirait les bottillons à Ote.

— Est-ce qu’on y était, Eddie ? lui demanda Susannah. Est-ce qu’on était vraiment là-bas quand il…

— Quand j’ai tué ma mère ? acheva Roland. Oui, vous étiez présents. Tout comme moi. Les dieux m’aident, j’étais là-bas. Et je l’ai fait.

Se voilant la face de ses mains, il se mit à sangloter sec.

Susannah rampa jusqu’à lui avec cette agilité qui transformait sa reptation en une espèce de démarche. L’entourant de son bras, elle le força à éloigner ses mains de son visage. Roland résista d’abord, mais elle insista et, finalement, il consentit à abaisser ses mains — ses mains qui avaient tué — et à laisser voir le regard hanté de ses yeux débordants de larmes.

Susannah pressa le visage de Roland contre son épaule à elle.

— Laisse-toi aller, Roland, dit-elle. Ne t’en fais pas. C’est fini, tout ça. C’est derrière toi.

— Une chose pareille n’est jamais derrière soi, dit Roland. Non, je ne crois pas. Jamais.

— Tu ne l’as pas tuée, dit Eddie.

— C’est trop facile.

Le Pistolero avait de nouveau le visage enfoui contre l’épaule de Susannah, mais on entendit clairement ce qu’il venait de dire.

— On ne peut pas éluder certaines responsabilités. Ni certains péchés. Ni certaines fautes. Bien sûr, Rhéa était présente — d’une certaine façon, s’entend — mais je ne peux pas rejeter toute la faute sur la vieille du Cöos, quelle qu’en soit mon envie.

— C’est pas elle non plus, dit Eddie. C’est pas ce que je veux dire.

Roland leva la tête.

— Alors de quoi tu parles, bon sang ?

— Du ka, répondit Eddie. Du ka qui est comme le vent.

3

Dans leurs paquetages, ils trouvèrent des provisions que nul d’entre eux n’avait mises là — des paquets de biscuits, des sandwiches sous plastique ressemblant à ceux qu’on peut se procurer (si l’on est vraiment à court) dans les distributeurs des aires d’autoroute et une marque de cola dont ni Eddie ni Susannah ni Jake n’avaient jamais entendu parler. Ça avait le goût du Coca, la boîte était rouge et blanc, mais ça s’appelait N’Oz-A-La.

Ils se ravitaillèrent, tournant le dos au bosquet, face au lointain miroitement magique du Palais Vert, et il leur plut d’appeler cet en-cas, déjeuner. Si la lumière disparaît dans environ une heure, on sera bons pour s’en remettre aux voix et rebaptiser ça dîner, songea Eddie. Mais il n’y croyait pas. Son horloge biologique fonctionnait de nouveau et cette mystérieuse fonction — dont il n’avait jamais pris en défaut la justesse — lui suggérait que c’était le début de l’après-midi.

À un moment donné, il se leva et levant son soda d’un même mouvement, adressa un sourire à une caméra invisible.

— Quand je roule au Pays d’Oz dans ma nouvelle Takuro Spirit, je bois N’Oz-A-La ! déclama-t-il. Ça me file du punch et pas du poids ! Ça me rend heureux d’être un homme ! Ça me donne la connaissance directe de Dieu ! Ça me donne l’âme d’un ange et des couilles de taureau ! Quand je bois N’Oz-A-La, je me dis comme ça : « Sapristi, que c’est bon la vie ! » Je me dis…

— Assieds-toi, bi d’honneur, fit Jake, hilare.

— Neur, renchérit Ote.

Sa truffe contre la cheville de Jake, il lorgnait le sandwich du garçon avec un intérêt non dissimulé.

Eddie allait se rasseoir quand l’étrange feuille albinos lui retomba sous les yeux. C’est pas une feuille, se dit-il en avançant vers elle. Non, pas une feuille, mais un morceau de papier journal. Il le retourna et aperçut plusieurs colonnes de « bla bla bla », de « yak yak » et de « tout se vaut, s’équivaut ». D’ordinaire, les journaux n’étaient pas imprimés que d’un seul côté, mais cela ne surprit pas autrement Eddie que celui-ci le soit — le Zonzon Quotidien d’Oz n’avait été qu’un élément de décor après tout.

Mais le côté blanc n’était pas entièrement blanc non plus. Il comportait un message en lettres soigneusement calligraphiées en caractères d’imprimerie :