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— Qu’est-il arrivé au cristal ? demanda Jake.

— Je ne sais pas, je me suis évanoui. Quand j’ai retrouvé mes esprits, j’étais toujours tout seul avec ma mère, moi vivant et elle, morte. Personne n’était accouru au bruit des coups de feu — les murs de pierre étaient épais et cette aile, quasiment déserte. Son sang avait séché, la ceinture qu’elle me destinait en était couverte, mais je l’ai prise et je l’ai mise. J’ai porté ce présent taché de sang de nombreuses années et je vous raconterai comment je l’ai perdu une autre fois. Je vous le raconterai avant que nous ayons atteint notre but parce que c’est en rapport avec ma quête de la Tour. Mais, si personne ne s’était inquiété des coups de feu, quelqu’un n’en est pas moins venu, poussé par une autre raison. Tandis que je gisais, évanoui, près du corps de ma mère, ce quelqu’un est entré et a subtilisé le cristal du magicien.

— Rhéa ? demanda Eddie.

— Je doute qu’elle soit venue en chair et en os… mais elle avait le don de se faire des amis, celle-là. Si fait, un don bien à elle de se faire des amis. Je l’ai revue, vous savez.

Roland ne s’expliqua pas davantage là-dessus, mais une lueur d’une froideur de pierre clignota dans son œil. Eddie l’avait déjà vue et savait que cela signifiait tuerie.

Jake avait récupéré le mot de R.F. et gesticulait maintenant en montrant le petit dessin en dessous du message.

— Tu sais ce que ça veut dire ?

— J’ai dans l’idée que c’est le sigleu d’un endroit que j’ai vu lors de mon premier voyage dans le cristal. La contrée dite de Tonnefoudre.

Il les dévisagea l’un après l’autre.

— Je crois que c’est là qu’on rencontrera encore une fois cet homme — cette chose — qui a Flagg pour nom.

Roland jeta un coup d’œil vers le chemin qu’ils avaient parcouru, somnambules en beaux souliers rouges.

— Le Kansas que nous avons traversé était son Kansas à lui et le fléau qui a décimé le pays était son fléau. Du moins, c’est ce que je crois.

— Mais ça pourrait ne pas en rester là, dit Susannah.

— Ça pourrait voyager, dit Eddie.

— Et passer dans notre monde, ajouta Jake.

Sans quitter le Palais Vert des yeux, Roland dit :

— Dans notre monde ou dans n’importe quel autre.

— C’est qui, le Roi Cramoisi ? demanda Susannah tout à trac.

— Je ne sais pas, Susannah.

Ils se tinrent tranquilles alors, regardant Roland fixer le palais où il avait affronté un faux magicien et un vrai souvenir et, ce faisant, ouvert la porte pour regagner son propre monde.

Notre monde, songea Eddie, glissant un bras autour de Susannah. Notre monde, dorénavant. Si jamais on retourne en Amérique, comme il le faudra peut-être avant que tout ça ne soit fini, on y débarquera en étrangers sur une terre étrangère, quel que soit le quand. Ici, c’est notre monde maintenant. Le monde des Rayons, des Gardiens et de la Tour Sombre.

— Il nous reste encore un peu de jour, dit-il à Roland en posant avec hésitation sa main sur l’épaule du Pistolero. Roland la recouvrit immédiatement de la sienne, et Eddie sourit.

— Tu veux qu’on en profite ou quoi ?

— Oui, dit Roland. Profitons-en.

Et se penchant, il mit son paquetage en bandoulière.

— Et les souliers ? demanda Susannah, regardant d’un air dubitatif le petit entassement rouge qu’ils formaient.

— On les laisse ici, fit Eddie. Leur rôle est terminé. Allez hop, ma fille, dans ton fauteuil roulant.

Lui passant les bras autour du corps, il l’aida à s’y installer.

— Tous les enfants du Bon Dieu ont des souliers, fit Roland d’un air rêveur. C’est bien ce que tu as dit, Susannah ?

— Eh bien, dit-elle, en s’installant confortablement, l’emploi du dialecte ajoute un zeste de piquant, mais t’as saisi l’essentiel, mon chou, pour ça oui.

— Alors, nous trouverons sans doute d’autres souliers, puisque Dieu le veut ainsi, dit Roland.

Jake fouillait dans son havresac, passant en revue les provisions dont une main inconnue l’avait garni. Il sortit une cuisse de poulet sous plastique, la regarda, puis regarda Eddie.

— À ton avis, qui nous a emballé ça ?

Eddie leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la stupidité indécrottable de Jake.

— Les petits lutins de la forêt, dit-il. Qui veux-tu ? Allez, en route.

5

Ils s’assemblèrent près du bosquet, cinq vagabonds sur la face d’une terre vide. Devant eux, courant à travers la plaine, une ligne dans l’herbe correspondait exactement au chemin de nuages se pressant dans le ciel. Cette ligne n’était pas aussi marquée qu’un sentier… mais, pour l’œil en éveil, la façon qu’avait tout et n’importe quoi de pencher dans la même direction était aussi claire qu’une traînée de peinture.

Le Sentier du Rayon. Quelque part devant, au point d’intersection de ce Rayon-là et de tous les autres, se dressait la Tour Sombre. Eddie songea que, si le vent soufflait dans la bonne direction, il pourrait pratiquement sentir l’odeur de sa pierre morne.

Et celles des roses… le parfum crépusculaire des roses.

Il saisit la main de Susannah, dans son fauteuil ; Susannah prit celle de Roland ; Roland, celle de Jake. Ote se tenait deux pas devant eux, tête dressée, reniflant l’air d’automne dont les doigts invisibles peignaient sa fourrure, ses yeux cerclés d’or grands ouverts.

— Nous formons un ka-tet, dit Eddie.

Un étonnement lui traversa l’esprit : comme il avait changé ; comme il était devenu étranger, même à lui-même.

— Nous sommes un seul en plusieurs.

— Un ka-tet, dit Susannah. Un seul en plusieurs.

— Un en plusieurs, fit Jake. Allez, en route.

Oiseau et ours, lièvre et poisson, se dit Eddie.

Avec Ote marchant à leur tête, ils reprirent leur quête de la Tour Sombre, le long du Sentier du Rayon.

FIN

POSTFACE

La scène dans laquelle Roland, après avoir défait Cort, son vieil instructeur, s’en va fêter ça dans le quartier le moins reluisant de Gilead, a été écrite au printemps de 1970. Celle, dans laquelle le père de Roland vient le trouver le lendemain matin, l’a été pendant l’été 1996. Si seize heures seulement séparent les deux événements dans la réalité fictionnelle, vingt-six ans les séparent dans la vie de l’auteur de ladite fiction. Et pourtant, ce moment est enfin venu et je me suis retrouvé confronté à moi-même de part et d’autre de cette couche de putain — l’étudiant au chômage barbu et chevelu d’un côté et le romancier populaire à succès (le shlockmeister d’Amérique comme me surnomment affectueusement des légions de critiques admiratifs), de l’autre.

Je mentionne ceci en passant, car cela me semble résumer parfaitement l’étrangeté quintessentielle de l’aventure de La Tour Sombre pour moi. J’ai déjà écrit assez de romans et de nouvelles pour constituer un système solaire de mon imaginaire ; l’histoire de Roland y est mon Jupiter — une planète auprès de laquelle toutes les autres sont naines (du moins, de mon point de vue), un monde à l’atmosphère étrange, à la géographie démente et où les lois de la gravitation sont aberrantes. Une planète qui rend toutes les autres naines en comparaison, ai-je dit ? Je crois en fait que cela va un peu plus loin que ça. Je commence à comprendre que le monde (ou les mondes, plutôt) de Roland contient (ou contiennent) l’ensemble de ceux que j’ai créés. Il y a place dans l’Entre-Deux-Mondes pour Randall Flagg, Ralph Roberts, les garçons errants des Yeux du Dragon et même pour le Père Callahan, le prêtre damné de Salem qui, après son départ de Nouvelle-Angleterre à bord d’un bus Greyhound, s’est installé aux confins de la terrible contrée de l’Entre-Deux-Mondes du nom de Tonnefoudre. Il semble que ce soit là que tous tant qu’ils sont finissent par atterrir, et pourquoi pas ? L’Entre-Deux-Mondes a existé bien avant eux, rêvant sous le regard bleu bombardier de Roland.