Un œil rouge allait déjà s’amenuisant au loin : les feux arrière de Blaine.
Dans le ciel, tout là-haut, la pleine lune sortit de derrière la trame des nuages, badigeonnant la clairière et le ruisseau d’un clinquant de bijoux mis au clou. La face de la lune n’avait rien pour attirer le regard des amoureux. Elle avait l’aspect hâve d’une tête de mort, proche parente de celles de l’Hôtel des Voyageurs de Candleton, et toisait avec l’amusement d’un aliéné ceux qui se démenaient en bas pour survivre tant bien que mal. À Gilead, avant que le monde n’ait changé, on appelait la pleine lune du Terme de l’Année, la Lune du Démon et on jugeait que la regarder en face portait malheur.
À présent, toutefois, ça n’avait plus d’importance. Des démons, il y en avait partout.
Susannah, en regardant la carte-itinéraire, vit que le point vert qui indiquait leur position était à présent à mi-chemin entre Candleton et Rilea, prochain arrêt de Blaine. Mais qui descend donc là ? songea-t-elle.
Laissant la carte de côté, elle se tourna vers Eddie, qui fixait toujours le plafond du Compartiment de la Baronnie. Épousant son regard, elle aperçut un carré qui ne pouvait être qu’une trappe (sauf qu’à bord d’une merde futuriste comme un train parlant, on était sans doute censé appeler ça un sas ou un truc encore plus cool). À sa surface, un dessin rouge imprimé au pochoir représentait un homme empruntant cette issue. Susannah s’imagina — tenta du moins — suivre cette instruction et passer la tête au-dehors à plus de 1 280 kilomètres à l’heure. Elle eut la vision brève, mais très claire, d’une tête de femme fauchée comme une fleur sur sa tige, tête filant à rebours sur toute la longueur du Compartiment de la Baronnie et, après peut-être un seul et unique rebond, disparaissant dans le noir, les yeux fixes et les cheveux ondoyants.
Elle repoussa très vite cette image. Le panneau était certainement verrouillé, de toute façon. Blaine le Mono n’avait aucune intention de les relâcher. Il leur faudrait conquérir leur droit de sortie de haute lutte et d’après Susannah, c’était loin d’être dans la poche, même s’ils se débrouillaient pour coller Blaine aux devinettes.
Navrée de te dire ça, ma jolie, mais tu raisonnes comme une enculée de Blanche à la con, lui dit une voix intérieure, qui n’était plus tout à fait celle de Detta Walker. Je me fierais pas à ton cul à roulettes. T’as tendance à être plus dangereuse quand tu déprimes qu’avec la croix d’honneur épinglée à tes banques de données.
Jake tendit son bouquin de devinettes en lambeaux au Pistolero, comme s’il ne voulait plus assumer la responsabilité d’en être porteur. Susannah devinait ce que le gosse devait ressentir ; le fil de leurs vies pourrait bien tenir entre ces pages salies d’avoir été trop feuilletées. Elle n’était pas sûre qu’elle-même aurait accepté d’endosser une telle responsabilité.
— Roland ! chuchota Jake. Tu veux bien prendre ça ?
— Ça ! dit Ote, lançant un coup d’œil menaçant au Pistolero. « Olan-dre-ça ! »
Le bafouilleux planta ses dents dans le livre et l’ôtant des mains de Jake, étira son cou d’une longueur disproportionnée vers Roland pour mieux lui présenter l’exemplaire de Tradéridéra, Devine-moi ! Remue-méninges et énigmes de 7 à 77 ans.
Roland l’examina un instant, d’un air distant et préoccupé, avant de le refuser d’un signe de tête.
— Le moment n’est pas encore venu.
Son regard se tourna vers la carte-itinéraire. Blaine étant dépourvu de visage, elle leur servait de point de référence. Le point vert clignotait tout près de Rilea maintenant.
Susannah se demanda brièvement à quoi ressemblait le paysage qu’ils traversaient avant de décider qu’elle préférait ne pas le savoir. Pas après ce qu’ils avaient vu en quittant la cité de Lud.
— Blaine ! appela Roland.
— OUI.
— Tu peux t’absenter ? Il faut qu’on se consulte.
T’es complètement barje si tu crois qu’il va accepter ça, se dit Susannah. Mais la réponse de Blaine ne se fit pas attendre.
— OUI, PISTOLERO. JE VAIS DÉSACTIVER TOUS MES DÉTECTEURS DANS LE COMPARTIMENT DE LA BARONNIE. QUAND VOUS AUREZ FINI DE VOUS CONSULTER ET QUE VOUS SEREZ PRÊTS À JOUER AUX DEVINETTES, JE REVIENDRAI.
— Ouais, tu parles, Charles, bougonna Eddie.
— QU’AS-TU DIT, EDDIE DE NEW YORK ?
— Rien, je me parlais à moi-même, c’est tout.
— POUR M’APPELER, IL SUFFIT QUE VOUS TOUCHIEZ DU DOIGT LA CARTE-ITINÉRAIRE, dit Blaine. TANT QU’ELLE EST ROUGE, MES DÉTECTEURS SONT DÉSACTIVÉS. À TOUTE, MA CHOUTE. À PLUS, MA PUCE. OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE.
Une pause. Puis :
— HUILE D’OLIVE, MAIS PAS DE CASTOR.
À l’avant de la cabine, le rectangle de la carte-itinéraire vira soudain à un rouge si éblouissant que Susannah dut plisser les yeux pour pouvoir la fixer.
— Huile d’olive, mais pas de castor ? demanda Jake. Sapristi, ça veut dire quoi ?
— Aucune importance, répondit Roland. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Le monorail fonce toujours vers son terminus, que Blaine soit ou non avec nous.
— Tu crois quand même pas qu’il est parti, hein ? fit Eddie. Un petit futé comme lui ? Déconne pas, sois réaliste. Il nous a à l’œil, je te le garantis.
— J’en doute fort, répliqua Roland, (et Susannah, sur ce point-là du moins, était d’accord avec lui). Tu as entendu comme il était excité à l’idée de rejouer aux devinettes après toutes ces années. Et puis…
— Il a une énorme confiance en lui, ajouta Susannah. Il ne s’attend pas qu’on lui donne beaucoup de fil à retordre.
— Et on lui en donnera ? demanda Jake au Pistolero. Du fil à retordre, j’veux dire ?
— Je n’en sais rien, répondit Roland. J’ai pas un Surveille-Moi caché dans ma manche, si c’est ce que tu veux savoir. On va jouer à la loyale… mais, du moins, à un jeu auquel j’ai déjà joué. On y a déjà tous joué, du moins jusqu’à un certain point. Et puis, il y a ça.
Il désigna de la tête le livre que Jake avait repris à Ote.
— Il y a des forces énormes au travail ici, et elles ne conspirent pas toutes pour nous tenir éloignés de la Tour.
Susannah l’entendait bien, mais c’était à Blaine qu’elle pensait — Blaine qui les avait laissés entre eux : comme à cache-cache, celui qui s’y colle se masque docilement les yeux tandis que ses camarades se dissimulent. Et étaient-ils autre chose que les camarades de jeu de Blaine ? Cette idée était encore pire que de s’être imaginée sortir par le sas et avoir la tête arrachée.
— Alors qu’est-ce qu’on fait ? demanda Eddie. Tu dois avoir une idée sinon tu ne l’aurais pas éloigné.
— Sa grande intelligence — couplée avec une longue période d’isolement et d’inactivité forcée — ont pu se combiner pour l’humaniser plus qu’il ne pense. C’est ce que j’espère, en tout cas. Il nous faut d’abord établir une sorte de territoire géographique, délimiter ses zones de faiblesse et ses zones de force, là où il est sûr de son jeu et là où il ne l’est pas. Les devinettes ne sont pas seulement fonction de l’habileté de celui qui les pose, loin de là. Elles sont aussi fonction des taches aveugles de celui qui doit les résoudre.
— Et il a des taches aveugles ? demanda Eddie.
— S’il n’en a pas, répondit calmement Roland, nous mourrons dans ce train.