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— Vous êtes donc allée rue Manuel ?

— Oui. L’après-midi, vers cinq heures. Elle nous a servi du chocolat et des gâteaux. J’ai senti tout de suite qu’elle ne m’aimait pas et qu’elle conseillerait à Gaston de ne pas m’épouser.

— Pour quelle raison ?

Elle haussa les épaules, chercha ses mots, trancha enfin :

— Nous n’étions pas du même genre.

Un regard du président arrêtait les rires au bord des lèvres.

— Elle n’a pas assisté à votre mariage ?

— Si.

— Et Alfred Meurant, votre beau-frère ?

— Lui aussi. À cette époque-là, il vivait à Paris et n’était pas encore brouillé avec mon mari.

— Quelle profession exerçait-il ?

— Représentant de commerce.

— Il travaillait régulièrement ?

— Comment le saurais-je ? Il nous a offert un service à café comme cadeau de mariage.

— Vous n’avez pas revu Léontine Faverges ?

— Quatre ou cinq fois.

— Elle est venue chez vous ?

— Non. C’est nous qui allions chez elle. Je n’en avais pas envie, car j’ai horreur de m’imposer aux gens qui ne m’aiment pas, mais Gaston prétendait que je ne pouvais pas faire autrement.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— N’était-ce pas, par hasard, à cause de son argent ?

— Peut-être.

— À quel moment avez-vous cessé de fréquenter la rue Manuel ?

— Il y a longtemps.

— Deux ans ? Trois ans ? Quatre ans ?

— Mettons trois ans.

— Vous connaissiez donc l’existence du vase chinois qui se trouvait dans le salon ?

— Je l’ai vu et j’ai même dit à Gaston que les fleurs artificielles ce n’est bien que pour les couronnes mortuaires.

— Vous saviez ce qu’il contenait ?

— Je n’étais au courant que des fleurs.

— Votre mari ne vous a jamais rien dit ?

— Au sujet de quoi ? Du vase ?

— Des pièces d’or.

Pour la première fois, elle se tourna vers le box des accusés.

— Non.

— Il ne vous a pas confié non plus que sa tante, au lieu de déposer son argent à la banque, le gardait chez elle ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Vous n’en êtes pas sûre ?

— Si... Oui...

— À l’époque où vous fréquentiez encore, si peu que ce soit, la rue Manuel, la petite Cécile Perrin était-elle déjà dans la maison ?

— Je ne l’ai jamais vue. Non. Elle aurait été trop petite.

— Vous avez entendu parler d’elle par votre mari ?

— Il a dû y faire allusion. Attendez ! J’en suis certaine, à présent. Même que cela m’a étonnée qu’on confie une enfant à une femme comme elle.

— Saviez-vous que l’accusé allait assez fréquemment demander de l’argent à sa tante ?

— Il ne me tenait pas toujours au courant.

— Mais d’une façon générale, vous le saviez ?

— Je savais qu’il n’était pas fort en affaires, qu’il se laissait rouler par tout le monde, comme quand nous avons ouvert, rue du Chemin-Vert, un restaurant qui aurait pu très bien marcher.

— Que faisiez-vous dans le restaurant ?

— Je servais les clients.

— Et votre mari ?

— Il travaillait dans la cuisine, aidé par une vieille femme,

— Il s’y connaissait ?

— Il se servait d’un livre.

— Vous étiez seule dans la salle avec les clients ?

— Au début, nous avions une jeune serveuse.

— Lorsque l’affaire a mal tourné, Léontine Faverges n’a-t-elle pas aidé à désintéresser les créanciers ?

— Je suppose. Je crois qu’on doit encore de l’argent.

— Votre mari, les derniers jours de février, paraissait-il tracassé ?

— Il se tracassait toujours.

— Vous a-t-il parlé d’une traite venant à échéance le 28 ?

— Je n’y ai pas fait attention. Il y avait des traites tous les mois.

— Il ne vous a pas annoncé qu’il irait voir sa tante pour lui demander de l’aider une fois de plus ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Cela ne vous aurait pas frappée ?

— Non. J’en avais l’habitude.

— Après la liquidation du restaurant, vous n’avez pas proposé de travailler ?

— Je n’ai fait que ça. Gaston ne voulait pas.

— Pour quelle raison ?

— Peut-être parce qu’il était jaloux.

— Il vous faisait des scènes de jalousie ?

— Pas des scènes.

— Tournez-vous vers messieurs les jurés.

— J’oubliais. Pardon.

— Sur quoi vous basez-vous pour affirmer qu’il était jaloux ?

— D’abord, il ne voulait pas que je travaille. Ensuite, rue du Chemin-Vert, il surgissait sans cesse de la cuisine pour m’épier.

— Il lui est arrivé de vous suivre ?

Pierre Duché s’agitait sur son banc, incapable de voir où le président voulait en venir.

— Je ne l’ai pas remarqué.

— Le soir, vous demandait-il ce que vous aviez fait ?

— Oui.

— Que lui répondiez-vous ?

— Que j’étais allée au cinéma.

— Vous êtes certaine de n’avoir parlé à personne de la rue Manuel et de Léontine Faverges ?

— Seulement à mon mari.

— Pas à une amie ?

— Je n’ai pas d’amies.

— Qui fréquentiez-vous, votre mari et vous ?

— Personne.

Si elle était déroutée par ces questions, elle n’en laissait rien voir.

— Vous souvenez-vous du costume que votre mari portait le 27 février à l’heure du déjeuner ?

— Son costume gris. C’était celui de semaine. Il ne mettait l’autre que le samedi soir, si nous sortions, et le dimanche.

— Et pour aller voir sa tante ?

— Quelquefois, je pense qu’il a mis son complet bleu.

— Il l’a fait ce jour-là ?

— Je ne peux pas savoir. Je n’étais pas à la maison.

— Vous ignorez si, au cours de l’après-midi, il est revenu dans l’appartement ?

— Comment le saurais-je ? J’étais au cinéma.

— Je vous remercie.

Elle restait là, décontenancée, incapable de croire que c’était fini, qu’on n’allait pas lui poser les questions que tout le monde attendait.

— Vous pouvez regagner votre place.

Et le président enchaînait :

— Faites avancer Nicolas Cajou.

Il y avait de la déception dans l’air. Le public avait l’impression qu’on venait de tricher, d’escamoter une scène à laquelle il avait droit. Ginette Meurant se rasseyait comme à regret et un avocat, près de Maigret, soufflait à ses confrères :

— Lamblin lui a mis le grappin dessus dans le couloir pendant la suspension...

Maître Lamblin, à la silhouette de chien famélique, faisait beaucoup parler de lui au Palais, rarement en bien, et il avait été plusieurs fois question de le suspendre du barreau. Comme par hasard, on le retrouvait installé à côté de la jeune femme et il lui parlait à voix basse avec l’air de la féliciter.

L’homme qui s’avançait vers la barre en traînant la patte était un tout autre échantillon d’humanité. Si Ginette Meurant, sous ses fards, avait la pâleur des femmes qui vivent en serre chaude, il était, lui, non seulement blafard, mais d’une matière molle et malsaine.

Était-ce à la suite de son opération qu’il avait tant maigri ? Toujours est-il que ses vêtements flottaient, beaucoup trop amples, sur son corps qui avait perdu tout ressort et toute souplesse.

On l’imaginait mieux tapi, en pantoufles, dans le bureau aux vitres dépolies de son hôtel, que marchant sur les trottoirs de la ville.

Il avait des poches sous les yeux, des peaux sous le menton.

— Vous vous appelez Nicolas Cajou, soixante-deux ans. Vous êtes né à Marillac, dans le Cantal, et vous exercez la profession de gérant d’hôtel à Paris, rue Victor-Massé.

— Oui, monsieur le Président.

— Vous n’êtes ni parent, ni ami, ni au service de l’accusé... Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité...