Il n’allait pas jusqu’à affirmer que Meurant était innocent. Il avait vu des hommes aussi effacés que lui, aussi calmes, aussi doux en apparence, devenir violents.
Presque toujours, alors, c’était parce que, pour une raison ou pour une autre, ils étaient blessés au plus profond d’eux-mêmes.
Meurant, poussé par la jalousie, aurait pu commettre un crime passionnel. Peut-être aurait-il pu s’attaquer aussi à un ami qui l’aurait humilié.
Peut-être même, si sa tante lui avait refusé l’argent dont il avait un pressant besoin...
Tout était possible, sauf, semblait-il au commissaire, pour un homme qui avait tant désiré un enfant, d’étouffer lentement une petite fille de quatre ans.
— Allô, patron...
— J’écoute.
— Il a fini. La Cour et les jurés se retirent. Certains prévoient que cela sera long. D’autres, au contraire, sont persuadés que les jeux sont faits.
— Comment se comporte Meurant ?
— Tout l’après-midi, on aurait pu croire qu’il n’était pas question de lui. Il restait absent, l’œil sombre. Quand, à deux ou trois reprises, son avocat lui a adressé la parole, il s’est contenté de hausser les épaules. Enfin, lorsque le président lui a demandé s’il avait une déclaration à faire, il a paru ne pas comprendre. On a dû répéter la question. Il s’est contenté de hocher la tête.
— Il lui est arrivé de regarder sa femme ?
— Pas une seule fois.
— Je te remercie. Écoute-moi bien : tu as repéré Bonfils dans la salle ?
— Oui. Il se tient à proximité de Ginette Meurant.
— Tu vas lui recommander de ne pas la perdre de vue à la sortie. Pour être plus sûr de ne pas se laisser semer, qu’il se fasse aider de Jussieu. Un des deux s’arrangera pour avoir une voiture à portée.
— J’ai compris. Je leur communique vos instructions.
— Elle finira sans doute par rentrer chez elle et il faut qu’un homme reste en permanence devant la maison, boulevard de Charonne.
— Et si...
— Si Meurant est acquitté, Janvier, que je vais envoyer là-bas, s’occupera de lui.
— Vous croyez que... ?
— Je ne sais rien, mon petit.
C’était vrai. Il avait agi au mieux. Il cherchait la vérité, mais rien ne prouvait qu’il l’avait trouvée, même partiellement.
L’enquête s’était déroulée en mars, puis au début d’avril, avec de grands coups de soleil sur Paris, des nuages clairs, quelques averses embuant soudain des matinées fraîches.
L’autre bout de la procédure prenait place dans un automne précoce, maussade, avec de la pluie, un ciel bas et spongieux, des trottoirs luisants.
Pour tuer le temps, il donna des signatures, alla tourner en rond dans le bureau des inspecteurs où il donna des instructions à Janvier.
— Arrange-toi pour me tenir au courant, même au milieu de la nuit.
Malgré son impassibilité apparente, il était nerveux, inquiet tout à coup, comme s’il se reprochait d’avoir pris une responsabilité trop lourde.
Quand le téléphone sonna dans son bureau, il s’y précipita.
— Terminé, patron !
On n’entendait pas que la voix de Lapointe mais des bruits divers, toute une rumeur.
— Il y avait quatre questions, deux pour chacune des victimes. La réponse est non pour les quatre. L’avocat, en ce moment même, s’efforce de conduire Meurant au greffe, malgré la foule qui...
La voix de Lapointe se perdit un instant dans le vacarme.
— Excusez-moi, patron... J’ai attrapé le premier téléphone venu... Je serai au bureau dès que possible.
Maigret se remit à marcher, bourrant sa pipe, en prenant une autre parce que celle-là ne tirait pas, ouvrant et refermant sa porte par trois fois.
Les couloirs de la P. J. étaient à nouveau déserts et seul un habitué, indicateur à ses heures, attendait dans la cage vitrée.
Quand Lapointe arriva, on sentait encore en lui l’excitation des Assises.
— Beaucoup le prévoyaient, mais cela a quand même fait de l’effet... Toute la salle s’est levée... La mère de la petite, qui avait repris sa place, s’est évanouie et a bien failli être piétinée...
— Meurant ?
— Il paraissait ne pas comprendre. Il s’est laissé emmener sans trop savoir ce qui lui arrivait. Les journalistes qui ont pu l’approcher n’en ont rien tiré. Alors, ils se sont rejetés à nouveau sur sa femme, à qui Lamblin servait de garde de corps.
« Tout de suite après le verdict, elle a essayé de se précipiter vers Meurant, comme pour se jeter à son cou... Il tournait déjà le dos à la salle...
— Où est-elle ?
— Lamblin l’a conduite dans je ne sais quel bureau, près du vestiaire des avocats... Jussieu s’occupe d’elle...
Il était six heures et demie. La P. J. commençait à se vider, des lampes à s’éteindre.
— Je rentre dîner chez moi.
— Et moi, qu’est-ce que je fais ?
— Tu vas dîner aussi et tu vas te coucher.
— Vous croyez qu’il se passera quelque chose ?
Le commissaire, qui ouvrait son placard pour y prendre son pardessus et son chapeau, se contenta de hausser les épaules.
— Tu te souviens de la perquisition ?
— Très bien.
— Tu es sûr qu’il n’y avait pas d’arme dans l’appartement ?
— Certain. Je suis persuadé que Meurant n’a jamais possédé d’arme de sa vie. Il n’a même pas fait de service militaire, à cause de sa vue...
— À demain, mon petit.
— À demain, patron.
Maigret prit l’autobus, puis longea, le dos rond, le col relevé, les façades du boulevard Richard-Lenoir. Comme il atteignait le palier de son étage, la porte s’ouvrit, dessinant un rectangle de lumière chaude et laissant échapper des odeurs de cuisine.
— Content ? lui demandait Mme Maigret.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est acquitté.
— Comment le sais-tu ?
— Je viens de l’entendre à la radio.
— Qu’est-ce qu’on dit d’autre ?
— Que sa femme l’attendait à la sortie et qu’ils ont pris un taxi pour rentrer chez eux.
Il s’enfonçait dans son univers familier, retrouvait ses habitudes, ses pantoufles.
— Tu as très faim ?
— Je ne sais pas. Qu’y a-t-il à dîner ?
Il pensait à un autre appartement, où ils étaient deux aussi, boulevard de Charonne. Là-bas, il ne devait pas y avoir de dîner préparé, mais peut-être du jambon et du fromage dans le garde-manger.
Dans la rue, deux inspecteurs faisaient les cent pas sous la pluie, à moins qu’ils n’aient trouvé abri sur un seuil.
Que se passait-il ? Qu’est-ce que Gaston Meurant, qui vivait depuis sept mois en prison, avait dit à sa femme ? Comment la regardait-il ? Avait-elle tenté de l’embrasser, de poser sa main sur la sienne ?
Lui jurait-elle que tout ce qu’on avait dit sur son compte était faux ?
Ou bien lui demandait-elle pardon en jurant qu’elle n’aimait que lui ?
Allait-il, le lendemain, retourner dans sa boutique, dans son atelier d’encadrement au fond de la cour ?
Maigret mangeait machinalement et Mme Maigret savait que ce n’était pas le moment de le questionner.
La sonnerie du téléphone retentit.
— Allô, oui... C’est moi... Vacher ?... Jussieu est toujours avec vous ?
— Je téléphone d’un bistrot des environs pour vous faire mon rapport... Je n’ai rien à dire de spécial, mais je me suis dit que vous aimeriez le savoir...
— Ils sont rentrés chez eux ?
— Oui.
— Seuls ?
— Oui. Quelques instants plus tard, les lampes se sont éclairées au troisième étage. J’ai vu des ombres aller et venir derrière le rideau...
— Ensuite ?
— Après une demi-heure environ, la femme est descendue, un parapluie à la main. Jussieu l’a suivie. Elle n’est pas allée loin. Elle est entrée dans une charcuterie, puis dans une boulangerie, après quoi elle est remontée chez elle...