« Gaston Meurant acquitté. »
Ce titre, cette photographie, il pouvait les voir à tous les kiosques, mais il n’avait pas la curiosité d’acheter un journal. Il prenait l’autobus, en descendait vingt minutes plus tard place Pigalle et se dirigeait vers la rue Victor-Massé.
Enfin, il s’arrêtait devant l’hôtel meublé tenu par Nicolas Cajou, l’Hôtel du Lion, et restait longtemps à en fixer la façade.
Quand il se remettait en route, c’était pour redescendre vers les grands Boulevards, d’une démarche irrégulière, s’arrêtant parfois à un carrefour comme s’il ne savait où aller, achetant en chemin un paquet de cigarettes...
Par la rue Montmartre, il avait atteint les Halles et l’inspecteur avait failli le perdre dans la cohue. Au Châtelet, il avait bu un troisième cognac, toujours d’un trait, et il était enfin arrivé quai des Orfèvres.
Maintenant que le jour était levé, le brouillard, jaunâtre, devenait moins épais. Maigret, dans son bureau, recevait un rapport téléphonique de Dupeu, resté en faction boulevard de Charonne.
— La femme s’est levée à huit heures moins dix. Je l’ai vue qui ouvrait les rideaux, puis la fenêtre, pour regarder dans la rue. Elle avait l’air de chercher son mari des yeux. Il est probable qu’elle ne l’a pas entendu partir et qu’elle a été surprise de trouver la salle à manger vide. Je crois qu’elle m’a aperçu, patron...
— Cela ne fait rien. Si elle sort à son tour, essaie de ne pas te faire semer.
Sur le quai, Gaston Meurant était hésitant, regardant les fenêtres de la P. J. du même œil qu’il regardait tout à l’heure celles de l’hôtel meublé. Il était neuf heures et demie. Il marcha encore jusqu’au pont Saint-Michel, fut sur le point de le traverser, revint sur ses pas et, passant devant l’agent de garde, s’avança enfin sous la voûte.
Il connaissait les lieux. On le voyait gravir lentement l’escalier grisâtre, s’arrêter, non pour souffler, mais parce qu’il hésitait toujours.
— Il monte, patron ! téléphonait Baron, d’un bureau du rez-de-chaussée.
Et Maigret répétait à Janvier, qui se trouvait dans son bureau :
— Il monte.
Ils attendaient tous les deux. C’était long. Meurant ne se décidait pas, rôdait dans le couloir, s’arrêtait devant la porte du commissaire comme s’il allait frapper sans se faire annoncer.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? lui demandait Joseph, le vieil huissier.
— Je voudrais parler au commissaire Maigret.
— Venez par ici. Remplissez votre fiche.
Le crayon à la main, il pensait encore à s’en aller et Janvier sortit à ce moment du bureau de Maigret.
— Vous venez voir le commissaire ? Suivez-moi.
Tout cela, pour Meurant, devait se passer comme dans un cauchemar. Il avait le visage de quelqu’un qui n’a guère dormi, les yeux rouges, et il sentait la cigarette et l’alcool. Pourtant, il n’était pas ivre. Il suivait Janvier. Celui-ci lui ouvrait la porte, le faisait passer devant lui et la refermait sans entrer lui-même.
Maigret, à son bureau, apparemment plongé dans l’étude d’un dossier, resta un moment sans lever la tête, puis il se tourna vers son visiteur, sans montrer de surprise, murmura :
— Un instant...
Il annotait un document, puis un autre, murmurait distraitement :
— Asseyez-vous.
Meurant ne s’asseyait pas, n’avançait pas dans la pièce. À bout de patience, il prononçait :
— Vous croyez peut-être que je suis venu vous dire merci ?
Sa voix n’était pas tout à fait naturelle. Il était un peu enroué et il essayait de mettre du sarcasme dans son apostrophe.
— Asseyez-vous, répétait Maigret sans le regarder.
Cette fois, Meurant faisait trois pas, saisissait le dossier d’une chaise au siège garni de velours vert.
— Vous avez fait ça pour me sauver ?
Le commissaire l’examinait enfin des pieds à la tête, calmement.
— Vous paraissez fatigué, Meurant.
— Il ne s’agit pas de moi mais de ce que vous avez fait hier.
Sa voix était plus sourde, comme s’il se fût efforcé de contenir sa colère.
— Je suis venu vous dire que je ne vous crois pas, que vous avez menti, comme ces gens ont menti, que j’aimerais mieux être en prison, que vous avez commis une mauvaise action...
L’alcool provoquait-il en lui un certain décalage ? C’était possible. Pourtant, encore une fois, il n’était pas ivre et, ces phrases-là, il avait dû les répéter dans sa tête une bonne partie de la nuit.
— Asseyez-vous.
Enfin ! Il s’y décidait, à contrecœur, comme s’il eût flairé un piège.
— Vous pouvez fumer.
Par protestation, pour ne rien devoir au commissaire, il ne le faisait pas, malgré son envie, et sa main tremblait.
— Il vous est facile de faire dire ce que vous voulez à des gens comme ça, qui dépendent de la police...
Il s’agissait évidemment de Nicolas Cajou, tenancier d’un hôtel de passe, et de la femme de chambre.
Maigret allumait sa pipe, lentement, attendait.
— Vous savez aussi bien que moi que c’est faux...
Son angoisse lui mettait des gouttes de sueur au front. Maigret parlait enfin.
— Vous prétendez que vous avez tué votre tante et la petite Cécile Perrin ?
— Vous savez bien que non.
— Je ne le sais pas, mais je suis persuadé que vous ne l’avez pas fait. Pourquoi, croyez-vous ?
Surpris, Meurant ne trouvait rien à répondre.
— Il y a beaucoup d’enfants dans l’immeuble que vous habitez, boulevard de Charonne, n’est-ce pas ?
Meurant disait oui, machinalement.
— Vous les entendez aller et venir. Il arrive qu’au retour de l’école ils jouent dans l’escalier. Vous leur parlez parfois ?
— Je les connais.
— Bien que n’ayant pas d’enfant vous-même, vous êtes au courant des heures de classe. Cela m’a frappé, dès le début de l’enquête. Cécile Perrin fréquentait l’école maternelle. Léontine Faverges allait l’y chercher chaque jour, sauf le jeudi, à quatre heures de l’après-midi. Jusque quatre heures, votre tante était donc seule dans l’appartement.
Meurant s’efforçait de comprendre.
— Vous aviez une grosse échéance le 28 février, soit. Il est possible que, la dernière fois que vous lui avez emprunté de l’argent, Léontine Faverges vous ait signifié qu’elle ne céderait plus. En supposant que vous ayez projeté de la tuer pour vous emparer de l’argent du vase chinois et des titres...
— Je ne l’ai pas tuée.
— Laissez-moi finir. En supposant, dis-je, que vous ayez eu cette idée, vous n’aviez aucune raison de vous rendre rue Manuel après quatre heures et, par conséquent, d’avoir à tuer deux personnes au lieu d’une. Les criminels qui s’en prennent aux enfants sans nécessité sont rares et ceux-là appartiennent à une catégorie bien définie.
On aurait pu croire que Meurant, une buée dans les yeux, était sur le point de pleurer.
— Celui qui a assassiné Léontine Faverges et l’enfant, ou bien ignorait l’existence de cette dernière, ou bien était obligé de faire son coup en fin d’après-midi. Or, s’il connaissait le secret du vase et le tiroir aux actions, il est vraisemblable qu’il connaissait aussi la présence de Cécile Perrin dans l’appartement.
— Où voulez-vous en venir ?
— Fumez une cigarette.
L’homme obéissait machinalement, continuait à regarder Maigret d’un œil soupçonneux où il n’y avait déjà plus la même colère.
— Nous supposons toujours, n’est-ce pas ? L’assassin sait que vous devez venir vers six heures rue Manuel. Il n’ignore pas que les médecins légistes — les journaux l’ont assez répété — sont capables de déterminer à une heure ou deux près, dans la plupart des cas, l’heure de la mort.