— Personne ne savait que...
Sa voix aussi avait changé et, maintenant, son regard se détournait du visage du commissaire.
— En commettant son crime vers cinq heures, le meurtrier était à peu près sûr que vous seriez soupçonné. Il ne pouvait prévoir qu’un client se présenterait à votre atelier à six heures et, d’ailleurs, le professeur de musique n’a pu fournir un témoignage formel, puisqu’il n’est pas sûr de la date.
— Personne ne savait... répétait Meurant mécaniquement.
Maigret, soudain, changeait de sujet.
— Vous connaissez vos voisins, boulevard de Charonne ?
— Je les salue dans l’escalier.
— Ils ne viennent jamais chez vous, même pour une tasse de café ? Vous n’allez pas chez eux ? Vous n’entretenez avec aucun des relations plus ou moins amicales ?
— Non.
— Il y a donc des chances pour qu’ils n’aient jamais entendu parler de votre tante.
— Maintenant, oui !
— Pas avant. Votre femme et vous aviez beaucoup d’amis à Paris ?
Meurant répondait de mauvaise grâce, comme s’il craignait, en cédant sur un point, d’avoir à lâcher sur toute la ligne.
— Qu’est-ce que cela change ?
— Chez qui alliez-vous dîner à l’occasion ?
— Chez personne.
— Avec qui sortiez-vous le dimanche ?
— Avec ma femme.
— Et elle n’a pas de famille à Paris. Vous non plus, à part votre frère, qui vit le plus souvent dans le Midi et avec qui, depuis deux ans, vous avez rompu les relations.
— Nous ne nous sommes pas disputés.
— Vous avez cependant cessé de le voir.
Et Maigret paraissait à nouveau changer de sujet.
— Combien existe-t-il de clés de votre appartement ?
— Deux. Ma femme en a une, moi l’autre.
— Il n’arrivait jamais qu’en sortant l’un de vous deux laisse la clé à la concierge ou à un voisin ?
Meurant préférait se taire, comprenant que Maigret ne disait rien sans raison, incapable toutefois de voir où il voulait en venir.
— La serrure, ce jour-là, n’a pas été forcée, les experts qui l’ont étudiée l’affirment. Pourtant, si vous n’avez pas tué, quelqu’un est entré chez vous par deux fois, la première pour prendre votre complet bleu dans l’armoire de la chambre à coucher, la seconde pour l’y remettre avec tant de soin que vous ne vous êtes aperçu de rien. Vous l’admettez ?
— Je n’admets rien. Tout ce que je sais, c’est que ma femme...
— Quand vous l’avez rencontrée, voilà sept ans, vous étiez un solitaire. Est-ce que je me trompe ?
— Je travaillais toute la journée et, le soir, je lisais, j’allais parfois au cinéma.
— Est-ce qu’elle s’est jetée à votre cou ?
— Non.
— D’autres hommes, d’autres clients du restaurant où elle était serveuse, ne lui faisaient-ils pas la cour ?
Il serrait les poings.
— Et alors ?
— Combien de temps avez-vous été obligé d’insister pour qu’elle accepte de sortir avec vous ?
— Trois semaines.
— Qu’avez-vous fait, le premier soir ?
— Nous sommes allés au cinéma, puis elle a voulu danser.
— Vous dansez bien ?
— Non.
— Elle s’est moquée de vous ?
Il ne répondit pas, de plus en plus dérouté par la tournure de l’entretien.
— Vous l’avez emmenée ensuite chez vous ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que je l’aimais.
— Et la seconde fois ?
— Nous sommes encore allés au cinéma.
— Ensuite ?
— À l’hôtel.
— Pourquoi pas chez vous ?
— Parce que je vivais dans une chambre mal meublée au fond d’une cour.
— Vous aviez déjà l’intention de l’épouser et vous craigniez de la décourager ?
— J’ai tout de suite eu envie d’en faire ma femme.
— Vous saviez qu’elle avait eu beaucoup d’amis ?
— Cela ne regarde personne. Elle était libre.
— Vous lui avez parlé de votre métier, de votre magasin ? Car vous aviez déjà un magasin, faubourg Saint-Antoine, si je ne me trompe.
— Bien sûr que je lui en ai parlé.
— N’était-ce pas avec l’arrière-pensée de la tenter ? En vous épousant, elle deviendrait la femme d’un commerçant.
Meurant avait rougi.
— Comprenez-vous à présent que c’est vous qui avez voulu l’avoir et que, pour y arriver, vous n’avez pas hésité à tricher un peu ? Aviez-vous des dettes ?
— Non.
— Des économies ?
— Non.
— Elle ne vous a pas parlé de son désir de tenir un jour un restaurant ?
— Plusieurs fois.
— Que lui avez-vous répondu ?
— Peut-être.
— Vous aviez l’intention de changer de métier ?
— Pas à cette époque-là.
— Vous ne vous y êtes décidé que plus tard, après deux ans de mariage, quand elle est revenue à charge et qu’elle vous a parlé d’une occasion exceptionnelle.
Il était troublé et Maigret poursuivait, implacable :
— Vous étiez jaloux. Par jalousie, vous la forciez à rester à la maison au lieu de travailler comme elle en avait envie. Vous habitiez alors un logement de deux pièces, rue de Turenne. Chaque soir, vous insistiez pour qu’elle vous fournisse l’emploi de son temps. Étiez-vous réellement persuadé qu’elle vous aimait ?
— Je le croyais.
— Sans arrière-pensée ?
— Cela n’existe pas.
— Votre frère, je pense, vous voyait assez souvent ?
— Il vivait à Paris.
— Sortait-il avec votre femme ?
— Il nous arrivait de sortir tous les trois.
— Ils ne sortaient jamais tous les deux ?
— Quelquefois.
— Votre frère habitait à l’hôtel, rue de l’Étoile, près des Ternes. Votre femme allait-elle le voir dans sa chambre ?
Torturé, Meurant criait presque :
— Non !
— A-t-elle jamais possédé un pull-over comme on en porte pour faire du ski en montagne, un pull-over en grosse laine blanche, tricotée à la main, avec, en noir et brun, des dessins représentant des rennes ? Lui arrivait-il, l’hiver, de sortir ainsi vêtue, avec des pantalons noirs plus étroits aux chevilles ?
Les sourcils froncés, il fixait intensément Maigret.
— Où voulez-vous en venir ?
— Répondez.
— Oui. C’était rare. Je n’aimais pas qu’elle aille dans la rue en pantalon.
— Avez-vous rencontré souvent des femmes ainsi vêtues dans les rues de Paris ?
— Non.
— Lisez ceci, Meurant.
Maigret extrayait une pièce d’un dossier, le témoignage de la gérante de l’hôtel de la rue de l’Étoile. Elle se souvenait parfaitement d’avoir eu pour locataire Alfred Meurant, qui avait occupé longtemps une chambre au mois dans son établissement et qui, depuis, y revenait parfois pour quelques jours. Il recevait beaucoup de femmes. Elle reconnaissait sans hésitation la photographie qu’on lui présentait et qui était celle de Ginette Meurant. Elle se rappelait même l’avoir vue dans une tenue excentrique...
Suivait la description du pull-over et du pantalon.
Ginette Meurant était-elle revenue récemment rue de l’Étoile ?
Réponse de l’hôtelière : Il y avait moins d’un an, lors d’un court passage à Paris d’Alfred Meurant.
— C’est faux ! protestait l’homme en repoussant le papier.
— Voulez-vous que je vous donne à lire tout le dossier ? Il contient trente témoignages au moins, tous d’hôteliers, dont un de Saint-Cloud. Votre frère a-t-il possédé une auto bleu ciel décapotable ?
Le visage de Meurant fournissait la réponse.
— Il n’y a pas eu que lui. Au bal de la rue des Gravilliers, on a connu à votre femme une quinzaine d’amants.
Maigret, lourd et sombre, bourrait une nouvelle pipe et ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il avait donné une telle tournure à l’entretien.