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Il ne s’était pas révolté. Il avait accepté, comme il acceptait qu’elle soit si différente de la compagne dont il avait rêvé.

Ils formaient un couple malgré tout. Il n’était plus seul, même s’il n’y avait pas toujours de la lumière à la fenêtre quand il rentrait le soir, si c’était lui, souvent, qui devait préparer le dîner et si, après, ils n’avaient rien à se dire.

Son rêve, à elle, était de vivre au milieu des allées et venues d’un restaurant dont elle serait la patronne et il avait cédé, sans illusions, sachant bien que l’expérience ne pouvait se solder que par un échec.

Puis, sans montrer d’amertume, il était retourné à son atelier et à ses cadres, obligé, de temps en temps, d’aller demander de l’aide à sa tante.

Pendant ces années de vie conjugale, pas plus que pendant celles qui avaient précédé, on ne décelait aucune colère, aucune impatience.

Il allait son chemin avec une douce obstination, courbant sa grosse tête rouge quand il le fallait, la redressant dès que le destin semblait lui être plus clément.

En somme, il avait bâti un petit monde à lui autour de son amour et il s’y raccrochait de toutes ses forces.

Cela n’expliquait-il pas la haine qui avait soudain durci ses yeux quand Maigret avait déposé, aux Assises, substituant une autre image à celle qu’il s’était faite de Ginette ?

Acquitté contre son gré, en quelque sorte, libéré à cause des soupçons qui pesaient désormais sur sa compagne, il n’en avait pas moins quitté le Palais de Justice avec elle et côte à côte ; sans se tenir par le bras, ils avaient regagné leur logement du boulevard de Charonne.

Il n’avait pourtant pas dormi dans leur lit. Deux fois, trois fois, elle était venue lui parler, s’efforçant peut-être de le tenter, mais elle avait fini par dormir seule tandis qu’il passait la plus grande partie de la nuit à veiller dans la salle à manger.

À ce moment, pourtant, il se débattait encore, s’obstinait à douter. Peut-être aurait-il été capable de retrouver la foi. Mais cela aurait-il été pour longtemps ? La vie aurait-elle pu recommencer comme avant ? N’aurait-il pas passé, avant la crise définitive, par une série d’alternatives douloureuses ?

Il était allé voir, seul, pas rasé, une façade d’hôtel. Pour se donner du courage, il avait bu trois cognacs. Il avait encore hésité à pénétrer sous la voûte glacée du quai des Orfèvres.

Maigret avait-il eu tort de lui parler brutalement, déclenchant le ressort qui se serait de toute façon déclenché tôt ou tard ?

Même s’il l’avait voulu, le commissaire n’aurait pu agir autrement. Meurant acquitté, Meurant non coupable, il y avait quelque part, en liberté, un homme qui avait égorgé Léontine Faverges et étouffé ensuite une petite fille de quatre ans, un tueur possédant assez de sang-froid et d’astuce pour envoyer un autre à sa place devant les tribunaux et qui avait été sur le point de réussir.

Maigret avait opéré à chaud, obligeant d’un seul coup Meurant à ouvrir les yeux, à regarder enfin la vérité en face, et c’était un autre homme qui était sorti de son bureau, un homme pour qui rien ne comptait plus désormais que son idée fixe.

Il était allé droit devant lui, ne sentant ni sa faim ni sa fatigue, passant d’un train dans un autre, incapable de s’arrêter avant d’arriver au but.

Soupçonnait-il que le commissaire avait établi un réseau de surveillance autour de lui, qu’on l’attendait au passage dans les gares et qu’il y avait sans cesse quelqu’un sur ses talons, peut-être pour intervenir au dernier moment ?

Il ne paraissait pas s’en préoccuper, persuadé que les astuces de la police ne pouvaient rien contre sa volonté.

Les coups de téléphone succédaient aux coups de téléphone, les rapports aux rapports. Lucas avait en vain épluché les petites annonces. La table d’écoute, qui guettait les appels éventuels de Ginette Meurant, toujours dans sa chambre de la rue Delambre, n’avait rien à signaler.

L’avocat Lamblin n’avait appelé ni le Midi, ni aucun numéro de l’interurbain.

À Toulon, Alfred Meurant, le frère, n’avait pas quitté les Eucalyptus et, de son côté, n’avait téléphoné à personne.

On se trouvait devant le vide, un vide au milieu duquel il n’y avait qu’un homme silencieux à s’agiter comme dans un rêve.

À onze heures quarante, Lapointe appelait de la gare de Lyon.

— Il vient d’arriver, patron. Il est en train de manger des sandwiches au buffet. Il a toujours sa mallette. C’est vous qui avez envoyé Neveu à la gare ?

— Oui. Pourquoi ?

— Je me demandais si vous désiriez qu’il prenne la relève. Neveu est au buffet aussi, tout près de Meurant.

— Ne t’inquiète pas de lui. Continue.

Un quart d’heure plus tard, c’était l’inspecteur Neveu qui rendait compte à son tour.

— C’est fait, patron. Je l’ai bousculé à la sortie. Il n’a rien remarqué. Il est armé. Un gros automatique, probablement un Smith et Wesson, dans la poche droite de son veston. On ne s’en aperçoit pas trop grâce à la gabardine.

— Il a quitté la gare ?

— Oui. Il est monté dans un autobus et j’ai vu Lapointe y monter derrière lui.

— Tu peux revenir.

Meurant n’était entré chez aucun armurier. C’était fatalement à Toulon qu’il s’était procuré l’automatique qui ne pouvait donc lui avoir été remis que par son frère.

Que s’était-il passé au juste entre les deux hommes, au premier étage de la curieuse pension de famille qui servait de rendez-vous aux mauvais garçons ?

Gaston Meurant savait maintenant que son frère, lui aussi, avait eu des relations intimes avec Ginette, et pourtant ce n’était pas pour cela qu’il était allé lui réclamer des comptes.

N’espérait-il pas, en se rendant à Toulon, obtenir des renseignements sur l’homme de petite taille, aux cheveux très bruns, qui, plusieurs fois par semaine, accompagnait sa femme rue Victor-Massé ?

Avait-il une raison de croire que son frère était au courant ? Et avait-il trouvé enfin ce qu’il cherchait, un nom, un indice que la police cherchait en vain, de son côté, depuis plusieurs mois ?

C’était possible. C’était probable, puisqu’il avait exigé que son frère lui remette une arme.

Si Alfred Meurant avait parlé, en tout cas, ce n’était pas par affection pour son frère. Avait-il eu peur ? Gaston l’avait-il menacé ? D’une révélation quelconque ? Ou d’avoir sa peau un jour ou l’autre ?

Maigret demandait Toulon, parvenait, non sans peine, à avoir le commissaire Blanc au bout du fil.

— C’est encore moi, mon vieux. Je m’excuse de tout le travail que je vous donne. On peut avoir besoin d’Alfred Meurant d’un moment à l’autre. Il n’est pas certain qu’on le trouvera le moment venu, car cela ne m’étonnerait pas que l’envie lui prenne de voyager. Jusqu’ici, je n’ai rien contre lui. Ne pourriez-vous pas le faire interpeller sous un prétexte plus ou moins plausible et le garder pendant quelques heures ?

— D’accord. Ce n’est pas difficile. Ces gens-là, j’ai toujours des questions à leur poser.

— Merci. Tâchez de savoir s’il possédait un automatique d’assez fort calibre et s’il est toujours dans sa chambre.

— Entendu. Rien de nouveau ?

— Pas encore.

Maigret faillit ajouter que cela ne tarderait plus. Il venait d’avertir sa femme qu’il ne rentrerait pas déjeuner et, répugnant à quitter son bureau, avait commandé des sandwiches à la brasserie Dauphine.

Il regrettait toujours de n’être pas dehors, à suivre en personne Gaston Meurant. Il fumait pipe sur pipe, impatient, regardant sans cesse l’appareil téléphonique. Le soleil brillait et les feuilles jaunissantes des arbres donnaient aux quais de la Seine un air de gaieté.