— C’est vous, patron ? Il faut que je fasse vite. Je suis à la gare de l’Est. Il a déposé sa mallette à la consigne et il vient de prendre un billet pour Chelles.
— En Seine-et-Marne ?
— Oui. L’omnibus part dans quelques minutes. Il vaut mieux que je file. Je suppose que je continue à le suivre ?
— Parbleu !
— Pas d’instructions particulières ?
Quelle idée Lapointe avait-il derrière la tête ? Avait-il soupçonné la raison de la présence de Neveu à la gare de Lyon ? Le commissaire grommela :
— Rien de spécial. Fais pour le mieux.
Il connaissait Chelles, à une vingtaine de kilomètres de Paris, au bord du canal et de la Marne. Il se souvenait d’une grosse usine de soude caustique devant laquelle on voyait toujours des péniches en chargement et, une fois qu’il passait dans la région le dimanche matin, il avait aperçu toute une flottille de canoës.
La température, en vingt-quatre heures avait changé, mais le responsable du chauffage dans les bureaux de la P. J. n’avait pas réglé la chaudière en conséquence, de sorte que la chaleur était étouffante.
Maigret mangeait un sandwich, debout devant la fenêtre, regardant vaguement la Seine. De temps en temps, il buvait une gorgée de bière, jetait un coup d’œil interrogateur au téléphone.
Le train, qui s’arrêtait à toutes les gares, devait mettre une demi-heure au moins, peut-être une heure, à atteindre Chelles.
L’inspecteur en faction rue Delambre appela le premier.
— Toujours la même chose, patron. Elle vient de sortir et elle déjeune dans le même restaurant, à la même table, comme si elle avait déjà ses habitudes.
Autant qu’il était possible de savoir, elle continuait à avoir le courage de ne pas entrer en contact avec son amant.
Était-ce lui qui lui avait donné, dès février, dès avant le double meurtre de la rue Manuel, des instructions en conséquence ? Avait-elle peur de lui ?
Des deux, lequel avait eu l’idée du coup de téléphone qui avait déclenché l’inculpation de Gaston Meurant ?
Celui-ci, au début, n’avait pas été soupçonné. C’était lui qui s’était présenté spontanément à la police et qui s’était fait connaître comme le neveu de Léontine Faverges, dont il venait d’apprendre la mort par les journaux.
On n’avait aucune raison de perquisitionner à son domicile.
Or, quelqu’un s’impatientait. Quelqu’un avait hâte de voir l’enquête prendre une direction déterminée.
Trois jours, quatre jours avaient passé avant le coup de téléphone anonyme révélant qu’on trouverait, dans une armoire du boulevard de Charonne, un certain complet bleu taché de sang.
Lapointe ne donnait toujours pas signe de vie. C’était Toulon qui appelait.
— Il est dans le bureau de mes inspecteurs. On lui pose quelques questions sans importance et on le gardera jusqu’à nouvel avis. On trouvera bien un prétexte. On a fouillé sa chambre, sans y découvrir d’arme. Cependant, mes hommes affirment qu’il avait l’habitude de porter un automatique, ce qui lui a même valu deux condamnations.
— Il en a subi d’autres ?
— Jamais rien de sérieux, à part des poursuites pour proxénétisme. Il est trop malin.
— Merci. À tout à l’heure. Je raccroche, car j’attends un appel important d’un instant à l’autre.
Il pénétra dans le bureau voisin où Janvier venait d’arriver.
— Tu ferais bien de te tenir prêt à partir et de t’assurer qu’il y a une voiture libre dans la cour.
Il commençait à s’en vouloir de n’avoir pas tout dit à Lapointe. Il se souvenait d’un film sur la Malaisie. On y voyait un indigène entrer soudain en état d’amok, c’est-à-dire saisi, d’une seconde à l’autre, d’une fureur sacrée et marchant droit devant lui, les pupilles dilatées, un kriss à la main, tuant tout sur son passage.
Gaston Meurant n’était pas malais ni en état d’amok. Néanmoins, depuis maintenant plus de vingt-quatre heures, ne suivait-il pas une idée fixe et n'était-il pas capable de se débarrasser de tout ce qui viendrait se dresser sur son chemin ?
Le téléphone, enfin. Maigret bondissait vers l'appareil.
— C'est toi, Lapointe ?
— Oui, patron.
— À Chelles ?
— Plus loin. Je ne sais pas au juste où je suis. Entre le canal et la Marne, à deux kilomètres de Chelles environ. Je n'en suis pas sûr, car nous avons suivi un chemin compliqué.
— Meurant paraissait connaître la route ?
— Il n'a rien demandé à personne. On a dû lui donner des indications précises. Il s'est arrêté de temps en temps pour reconnaître un carrefour et a fini par prendre un chemin de terre qui conduit au bord de la rivière. À l'intersection de ce chemin et de l'ancien chemin de halage, qui n'est plus qu'un sentier, il y a une auberge, d'où je vous téléphone. La patronne m'a prévenu que, l'hiver, elle ne sert pas à manger et ne loue pas de chambres. Son mari est le passeur d'eau. Meurant est passé devant la maison sans s'arrêter.
« À deux cents mètres en amont, on aperçoit une bicoque délabrée autour de laquelle des oies et des canards s'ébattent en liberté.
— C'est là que Meurant s'est rendu ?
— Il n'est pas entré. Il s'est adressé à une vieille femme qui lui a désigné d'un geste la rivière.
— Où est-il en ce moment ?
— Debout au bord de l'eau, adossé à un arbre. La vieille a plus de quatre-vingts ans. On l'appelle la Mère aux Oies. L'aubergiste prétend qu'elle est à moitié folle. Son nom est Joséphine Millard. Il y a longtemps que son mari est mort. Depuis, elle porte toujours la même robe noire et le bruit court dans le pays qu'elle ne l'enlève pas pour dormir. Quand elle a besoin de quelque chose, elle va au marché du samedi vendre une oie ou un canard.
— Elle a eu des enfants ?
— Cela remonte si loin que l'aubergiste ne s'en souvient, pas. Comme elle dit, c'était avant elle.
— C'est tout ?
— Non. Un homme vit chez elle.
— Régulièrement ?
— Depuis quelques mois, oui. Avant, il lui arrivait de disparaître pendant plusieurs jours
— Qu'est-ce qu'il fait ?
— Rien. Il coupe du bois. Il lit. Il pêche à la ligne. Il a rafistolé un vieux canot. Pour l'instant, il est occupé à pêcher. Je l'ai vu, de loin, dans le bateau amarré à des perches, au tournant de la Marne.
— Comment est-il ?
— Je n’ai pas pu distinguer. D’après l’aubergiste, c’est un brun, râblé, à la poitrine velue.
— Petit ?
— Oui.
Il y eut un silence. Puis, hésitant, comme gêné, Lapointe questionna :
— Vous venez, patron ?
Lapointe n’avait pas peur. Ne sentait-il pas, cependant, qu’il allait avoir à prendre des responsabilités au-dessus de ses forces ?
— En auto, vous en avez pour moins d’une demi-heure.
— J’y vais.
— Qu’est-ce que je fais, en attendant ?
Maigret hésitait, finissait par laisser tomber :
— Rien.
— Je reste à l’auberge ?
— Tu peux, d’où tu es, apercevoir Meurant ?
— Oui,
— Dans ce cas, reste.
Il pénétra dans le bureau voisin, fit signe à Janvier qui attendait. Au moment de sortir, il se ravisa, s’approcha de Lucas.
— Monte aux Sommiers et vois s’il y a quelque chose au nom de Millard.
— Bien, patron. Je vous téléphone quelque part ?
— Non. Je ne sais pas au juste où je vais. Au-delà de Chelles, quelque part au bord de la Marne. Si tu avais quelque chose à me communiquer d’urgence, demande à la gendarmerie locale le nom d’une auberge à deux kilomètres environ en amont.
Janvier prit le volant de la petite auto noire, car Maigret n’avait jamais voulu apprendre à conduire.
— Du nouveau, patron ?
— Oui.