L’inspecteur n’osait pas insister et, après un long silence, le commissaire grommela d’un air mécontent :
— Seulement, je ne sais pas quoi au juste.
Il n’était pas sûr d’être très pressé d’arriver là-bas. Il préférait ne pas l’avouer, ni se l’avouer à lui-même.
— Tu connais le chemin ?
— Il m’est arrivé d’aller déjeuner par là le dimanche avec ma femme et les enfants.
Ils traversaient la banlieue, trouvaient les premiers terrains vagues, puis les premiers prés. À Chelles, ils s’arrêtaient, hésitants, à un carrefour.
— Si c’est en amont, nous devons prendre à droite.
— Essaie.
Au moment où ils sortaient de la ville, une voiture de la gendarmerie, dont la sirène fonctionnait, les dépassa, et Janvier regarda Maigret en silence.
Celui-ci ne dit rien non plus. Beaucoup plus loin, il laissa tomber en mordillant le tuyau de sa pipe :
— Je suppose que c’est fait.
Car l’auto de la gendarmerie se dirigeait vers la Marne qu’on commençait à apercevoir entre les arbres. À droite se dressait une auberge aux briques peintes en jaune. Une femme qui paraissait surexcitée se tenait sur le seuil.
La voiture de la gendarmerie, qui ne pouvait pas aller plus loin, était arrêtée au bord du chemin. Maigret et Janvier sortirent de la leur. La femme, qui gesticulait, leur cria quelque chose qu’ils n’entendirent pas.
Ils marchaient vers la bicoque entourée d’oies et de canards. Les gendarmes, qui l’avaient atteinte avant eux, interpellaient deux hommes qui paraissaient les attendre. L’un était Lapointe. L’autre ressemblait, de loin, à Gaston Meurant.
***
Les gendarmes étaient trois, dont un lieutenant. Une vieille femme, sur le seuil, regardait tout ce monde en hochant la tête, ne semblait pas comprendre au juste ce qui se passait. Personne, d’ailleurs, ne comprenait, sinon, peut-être, Meurant et Lapointe.
Machinalement, Maigret cherchait des yeux un cadavre, n’en voyait pas. Lapointe lui disait :
— Dans l’eau...
Mais, dans l’eau, on ne voyait rien non plus.
Quant à Gaston Meurant, il était calme, presque souriant, et quand le commissaire se décida enfin à le regarder en face, on aurait dit que l’encadreur lui adressait un remerciement muet.
Lapointe expliquait, autant pour son chef que pour les gendarmes :
— L’homme a cessé de pêcher et a détaché son bateau des perches que vous voyez là-bas.
— Qui est-ce ?
— J’ignore son nom. Il portait un pantalon de grosse toile et un tricot de marin à col roulé. Il s’est mis à ramer pour traverser la rivière en travers du courant.
— Où étiez-vous ? questionnait le lieutenant de gendarmerie.
— À l’auberge. Je suivais la scène par la fenêtre. Je venais de téléphoner au commissaire Maigret...
Il désignait celui-ci et l’officier, confus, s’avançait vers lui.
— Je vous demande pardon, monsieur le commissaire. Je m’attendais si peu à vous rencontrer ici que je ne vous ai pas reconnu. L’inspecteur nous a fait téléphoner par l’aubergiste, qui nous a dit simplement qu’un homme venait d’être tué et de tomber à l’eau. J’ai aussitôt alerté la brigade mobile...
On entendait un bruit de moteur du côté de l’auberge.
— Les voilà !
Les nouveaux venus ajoutaient au désordre et à l’incompréhension. On se trouvait en Seine-et-Marne et Maigret n’avait aucun titre pour se mêler de l’enquête.
C’était pourtant vers le commissaire que chacun se tournait.
— On ne lui passe pas les menottes ?
— Cela vous regarde, lieutenant. Je ne pense pas, quant à moi, que ce soit nécessaire.
La fièvre de Meurant était tombée. Il écoutait distraitement ce qui se disait comme si cela ne l’eût pas concerné. Le plus souvent, il fixait les eaux troubles de la Marne, en aval.
Lapointe continuait à expliquer :
— Pendant qu’il ramait, l’homme qui était dans le bateau tournait le dos à la berge. Il ne pouvait donc voir Meurant, qui se tenait près de cet arbre.
— Vous saviez qu’il allait tirer ?
— J’ignorais qu’il était armé.
Le visage de Maigret restait impassible.
Pourtant Janvier lui jetait un petit coup d’œil, comme quelqu’un qui croit tout à coup comprendre.
— L’avant du bateau a touché le rivage. Le rameur s’est levé, a saisi l’amarre et, à l’instant où il se retournait, il s’est trouvé face à face avec Meurant, de qui il n’était séparé que par trois mètres à peine.
« J’ignore si des paroles ont été échangées. J’étais trop loin.
« Presque tout de suite, Meurant a tiré un automatique de sa poche et a étendu le bras droit.
« L’autre, debout dans l’embarcation, a dû être touché par les deux balles tirées coup sur coup. Il a lâché l’amarre. Ses mains ont battu l’air et il est tombé dans l’eau face la première... »
Tout le monde, maintenant, regardait la rivière. La pluie des derniers jours avait grossi les eaux qui avaient une teinte jaunâtre et qui, à certains endroits, formaient de gros remous.
— J’ai demandé à l’aubergiste de prévenir la gendarmerie et je suis accouru...
— Vous êtes armé ?
— Non.
Lapointe ajouta peut-être étourdiment :
— Il n’y avait pas de danger.
Les gendarmes ne comprirent pas. Les hommes de la brigade mobile non plus.
Même s’ils avaient lu le compte rendu du procès dans les journaux, ils n’étaient pas au courant des détails de l’affaire.
— Meurant n’a pas essayé de fuir. Il est resté à l’endroit où il était, à regarder le corps disparaître, puis reparaître ensuite deux ou trois fois, toujours un peu plus loin, avant de sombrer définitivement.
« Quand je suis arrivé près de lui, il a laissé tomber son arme. Je n’y ai pas touché. »
L’automatique s’était incrusté dans la boue du chemin, à côté d’une branche morte.
— Il n’a rien dit ?
— Seulement deux mots :
« — C’est fini. »
C’était fini, en effet, pour Gaston Meurant, de se débattre. Son corps paraissait plus mou, son visage bouffi par la fatigue.
Il ne triomphait pas, n’éprouvait aucun besoin de s’expliquer, de se justifier. C’était une affaire qui ne regardait que lui.
À ses yeux, il avait fait ce qu’il devait faire.
Aurait-il jamais trouvé la paix autrement ? La trouverait-il désormais ?
Le Parquet de Melun ne tarderait pas à arriver sur les lieux. La folle, sur son seuil, hochait toujours la tête, n’ayant jamais vu autant de monde autour de sa maison.
— Il est possible, dit Maigret à ses collègues, que, quand vous fouillerez la bicoque, vous fassiez des découvertes.
Il aurait pu rester avec eux, assister à la perquisition.
— Messieurs, je vous enverrai tous les renseignements dont vous aurez besoin.
Il ne ramènerait pas Meurant à Paris, car Meurant n’appartenait plus au Quai des Orfèvres ni au Parquet de la Seine.
Ce serait dans un autre palais de justice, à Melun, qu’il comparaîtrait pour la seconde fois devant les Assises.
Maigret interrogeait tour à tour Lapointe et Janvier :
— Vous venez, mes enfants ?
Il serrait les mains autour de lui. Puis, au moment de tourner le dos, il avait un dernier regard pour le mari de Ginette.
Soudain conscient de sa fatigue, sans doute, l’homme s’était à nouveau adossé à l’arbre et regardait partir le commissaire avec une sorte de mélancolie.
CHAPITRE VIII
Il y eut peu de paroles échangées pendant le retour. Plusieurs fois, Lapointe ouvrit la bouche, mais le silence de Maigret était si dense, si volontaire, qu’il n’osa rien dire.
Janvier conduisait et, petit à petit, avait l’impression de comprendre.
Quelques kilomètres de différence et c’étaient eux qui auraient ramené Gaston Meurant.