— Pouvez-vous, sans utiliser de notes, nous répéter approximativement l’entretien que vous avez eu avec l’accusé ce jour-là ?
— Je crois que oui, monsieur le Président. J’étais assis à mon bureau et je l’avais laissé debout. L’inspecteur Janvier se tenait à côté de lui tandis que l’inspecteur Lapointe s’était assis afin de sténographier l’interrogatoire.
« J’étais occupé à signer du courrier et cela a pris un certain temps. J’ai enfin levé la tête pour dire d’un ton de reproche :
« — Ce n’est pas gentil, Meurant. Pourquoi m’avez-vous menti ?
« Ses oreilles sont devenues rouges. Ses lèvres ont remué.
« — Jusqu’ici, ai-je continué, je ne pensais pas à vous comme à un coupable possible, pas même comme à un suspect. Mais que voulez-vous que je me dise, maintenant que je sais que vous êtes allé rue Manuel le 27 février ? Qu’êtes-vous allé y faire ? Pour quelle raison l’avez-vous caché ? »
Le président se penchait, pour ne rien perdre de ce qui allait suivre.
— Que vous a-t-il répondu ?
— Il a balbutié, tête basse :
« — Je suis innocent. Elles étalent déjà mortes. »
CHAPITRE II
Le président, d’un signe discret, devait avoir appelé l’huissier car celui-ci, contournant sans bruit le banc de la Cour, venait se pencher sur lui tandis que Duché, le jeune avocat de la défense, pâle et crispé, s’efforçait de deviner ce qui se passait.
Le président ne prononçait que quelques mots et tout le monde, dans la salle, suivait son regard qui se fixait sur les fenêtres haut percées dans les murs et auxquelles pendaient des cordes.
Les radiateurs étaient brûlants. Une buée invisible, qui sentait de plus en plus l’homme, montait des centaines de corps en coude à coude, des vêtements humides, des respirations.
L’huissier, à pas de sacristain, se dirigeait vers une des cordes, s’efforçait d’ouvrir une fenêtre. Elle résistait. Il s’y reprenait à trois fois et tout restait en suspens, les regards le suivaient toujours, on entendait enfin un rire nerveux quand il décidait d’essayer la fenêtre suivante.
À cause de cet incident, on reprenait conscience du monde extérieur, en voyant des rigoles de pluie sur les vitres, des nuages au-delà, en entendant soudain plus nettement les coups de frein des voitures et des autobus. Il y eut même, à ce moment précis, comme pour ponctuer la pause, la sirène d’une ambulance ou d’une voiture de police.
Maigret attendait, soucieux, concentré. Il avait profité du répit pour jeter un coup d’œil à Meurant et, tandis que leurs regards se croisaient, il avait cru lire un reproche dans les yeux bleus de l’accusé.
Ce n’était pas la première fois qu’à la même barre le commissaire ressentait un certain découragement. Dans son bureau du quai des Orfèvres, il était encore aux prises avec la réalité et, même quand il rédigeait son rapport, il pouvait croire que ses phrases collaient avec la vérité.
Puis des mois passaient, parfois un an, sinon deux, et il se retrouvait un beau jour enfermé dans la chambre des témoins avec les gens qu’il avait questionnés jadis et qui, pour lui, n’étaient plus qu’un souvenir. Étaient-ce vraiment les mêmes êtres humains, concierges, passants, fournisseurs, qui étaient assis, le regard vide, sur les bancs de la sacristie ?
Était-ce le même homme, après des mois de prison, dans le box des accusés ?
On était tout à coup plongé dans un univers dépersonnalisé, où les mots de tous les jours ne semblaient plus avoir cours, où les faits les plus quotidiens se traduisaient par des formules hermétiques. La robe noire des juges, l’hermine, la robe rouge de l’avocat général accroissaient encore cette impression de cérémonie aux rites immuables où l’individu n’était rien.
Le président Bernerie, pourtant, menait les débats avec le maximum de patience et d’humanité. Il ne pressait pas le témoin d’en finir, ne lui coupait pas la parole quand il paraissait se perdre dans des détails inutiles.
Avec d’autres magistrats, plus stricts, il était arrivé à Maigret de serrer les poings de colère et d’impuissance.
Même aujourd’hui, il savait qu’il ne donnait, de la réalité, qu’un reflet sans vie, schématique. Tout ce qu’il venait de dire était vrai, mais il n’avait pas fait sentir le poids des choses, leur densité, leur frémissement, leur odeur.
Par exemple, il lui paraissait indispensable que ceux qui allaient juger Meurant connaissent l’atmosphère de l’appartement du boulevard de Charonne telle qu’il l’avait découverte.
Sa description, en deux phrases, ne valait rien. Il avait été frappé, dès l’abord, par l’habitat du couple, dans cette grande maison, pleine de ménages et d’enfants, qui donnait sur le cimetière.
À l’image de qui étaient les pièces, leur décoration, leur ameublement ? Dans la chambre à coucher, on ne voyait pas un vrai lit, mais un de ces divans d’angle entourés de rayonnages qu’on appelle cosy-comers. Il était recouvert de satin orange.
Maigret essayait d’imaginer l’encadreur, l’artisan occupé toute la journée dans son atelier, au fond d’une cour, rentrant de son travail et retrouvant cette ambiance qui rappelait les magazines : des lumières presque aussi tamisées que rue Manuel, des meubles trop légers, trop brillants, des couleurs pâles...
Pourtant, c’étaient bien les livres de Meurant qu’on trouvait dans les rayonnages, rien que des livres achetés d’occasion chez les bouquinistes ou dans les boîtes des quais : Guerre et Paix, de Tolstoï ; dix-huit volumes reliés de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, dans une vieille édition qui sentait déjà le papier moisissant ; Madame Bovary ; un ouvrage sur les bêtes sauvages et, tout à côté, une Histoire des Religions...
On devinait l’homme qui cherche à s’instruire. Dans la même pièce s’empilaient des journaux du cœur, des magazines bariolés, des revues de cinéma, des romans populaires constituant sans doute la nourriture de Ginette Meurant, comme les disques, près du phono, qui ne portaient que des titres de chansons sentimentales.
Comment se comportaient-ils, elle et lui, le soir, puis le dimanche toute la journée ? Quelles paroles échangeaient-ils ? Quels étaient leurs gestes ?
Maigret avait conscience de n’avoir pas donné non plus une idée exacte de Léontine Faverges et de son appartement où, jadis, des messieurs qui avaient une famille, une réputation, rendaient de discrètes visites et où, pour éviter qu’ils se rencontrent les uns les autres, on les escamotait derrière d’épais rideaux.
— Je suis innocent. Elles étaient déjà mortes...
Dans le prétoire aussi plein qu’un cinéma, cela sonnait comme un mensonge désespéré parce que, pour le public, qui ne connaissait l’affaire que par les journaux, pour les jurés aussi, sans doute, Gaston Meurant était un tueur qui n’avait pas hésité à s’en prendre à une petite fille, essayant d’abord de l’étrangler puis, nerveux parce qu’elle ne mourait pas assez vite, l’étouffant sous des coussins de soie.
Il était à peine onze heures du matin, mais ceux qui étaient ici avaient-ils encore la notion de l’heure, ou même de leur vie privée ? Parmi les jurés, il y avait un marchand d’oiseaux du quai de la Mégisserie et un petit entrepreneur de plomberie qui travaillait lui-même avec ses deux ouvriers.
Se trouvait-il aussi quelqu’un qui avait épousé une femme dans le genre de Ginette Meurant et qui, le soir, avait les mêmes lectures que l’accusé ?
— Continuez, monsieur le commissaire.
— Je lui ai demandé l’emploi exact de son temps dans l’après-midi du 27 février. À deux heures, comme d’habitude, il a ouvert son magasin et a suspendu derrière la porte la pancarte priant de s’adresser à l’atelier. Il s’y est rendu, a travaillé à plusieurs cadres. À quatre heures, il a allumé les lampes et est retourné au magasin pour éclairer la vitrine. Toujours selon lui, il était dans son atelier quand, un peu après six heures, il a entendu des pas dans la cour. On a frappé à la vitre.