« C’était un vieux monsieur, qu’il prétend n’avoir jamais vu. Il cherchait un cadre plat, de style romantique, de quarante centimètres sur cinquante-cinq, pour une gouache italienne qu’il venait d’acheter. Meurant lui aurait montré des baguettes de différentes largeurs. Après s’être informé du prix, le vieux monsieur serait parti.
— On a retrouvé ce témoin ?
— Oui, monsieur le Président. Seulement trois semaines plus tard. C’est un nommé Germain Lombras, professeur de piano, qui habite rue Picpus.
— Vous l’avez interrogé personnellement ?
— Oui, monsieur le Président. Il affirme qu’il est bien allé, un soir, un peu après six heures, dans l’atelier de Meurant. Il était passé par hasard devant le magasin alors que, la veille, il avait acheté un paysage napolitain chez un brocanteur.
— Il vous a dit comment l’accusé était habillé ?
— Meurant, paraît-il, portait un pantalon gris sous une blouse de travail écrue et avait retiré sa cravate.
Le procureur Aillevard qui, au siège du ministère public, suivait la déposition de Maigret dans le dossier ouvert devant lui, fit mine de demander la parole et le commissaire se hâta d’ajouter :
— Il a été impossible au témoin de préciser si cette scène se place le mardi ou le mercredi, c’est-à-dire le 26 ou le 27 février.
C’était au tour de la défense de s’agiter.
Le jeune avocat, à qui tout le monde promettait un brillant avenir, le jouait, en somme, dans cette affaire. Il devait, coûte que coûte, donner l’impression d’un homme sûr de lui et de la cause qu’il défendait, et il s’efforçait d’imposer l’immobilité à ses mains qui le trahissaient.
Maigret poursuivait d’une voix impersonnelle :
— L’accusé prétend qu’après cette visite il a fermé l’atelier, puis le magasin, avant de se diriger vers l’arrêt d’autobus.
— Ce qui situerait son départ aux alentours de six heures et demie ?
— À peu près. Il est descendu de l’autobus en bas de la rue des Martyrs et s’est dirigé vers la rue Manuel.
— Avait-il une intention particulière en rendant visite à sa tante ?
— Il m’a d’abord déclaré que non, que c’était une visite banale, comme il avait l’habitude d’en faire au moins une fois par mois. Deux jours plus tard, cependant, quand nous avons découvert l’histoire de la traite impayée, il est revenu sur sa déposition.
— Parlez-nous de cette traite.
— Le 28, Meurant devait payer une traite assez importante, qui avait déjà été protestée le mois précédent. Il ne possédait pas les fonds nécessaires.
— Cette traite a été présentée ?
— Oui.
— Elle a été payée ?
— Non.
L’avocat général, d’un geste, sembla balayer cet argument en faveur de Meurant, tandis que Pierre Duché se tournait vers les jurés avec l’air de les prendre à témoin.
De fait avait tracassé Maigret aussi. Si l’accusé, après avoir égorgé sa tante et étouffé la petite Cécile Perrin, avait emporté les pièces d’or et les billets cachés dans le vase chinois, s’il s’était approprié en outre les titres au porteur, pour quelle raison, alors qu’il n’était pas encore soupçonné, qu’il pouvait penser qu’il ne le serait jamais, n’avait-il pas payé la traite, risquant ainsi un jugement en faillite ?
— Mes inspecteurs ont calculé le temps qu’il faut pour se rendre de la rue de la Roquette à la rue Manuel. En autobus, on doit compter, à cette heure-là, une demi-heure environ et, en taxi, vingt minutes sont nécessaires. Une enquête parmi les chauffeurs de taxis n’a rien donné ; pas davantage celle auprès des conducteurs d’autobus. Nul ne se souvient de Meurant.
« Selon ses dépositions successives, qu’il a signées, il est arrivé rue Manuel à sept heures moins quelques minutes. Il n’a rencontré personne dans l’escalier, n’a pas aperçu la concierge. Il a frappé à la porte de sa tante, a été surpris quand, ne recevant pas de réponse, il a aperçu la clé dans la serrure.
« Il est entré et s’est trouvé devant le spectacle précédemment décrit.
— Les lampes étaient allumées ?
— La grande lampe sur pied du salon, qui a un abat-jour douleur saumon. Meurant croit qu’il y avait de la lumière dans d’autres pièces, mais c’est plutôt une impression, car il n’y est pas allé.
— Quelle explication donne-t-il de son comportement ? Pourquoi ne s’est-il pas donné la peine d’appeler un médecin, d’avertir la police...
— Par crainte d’être accusé. Il a vu, ouvert, un tiroir du bureau Louis XV et il l’a refermé. De même a-t-il remis dans le vase chinois les fleurs artificielles qui gisaient par terre. Au moment de s’en aller, il s’est dit qu’en agissant ainsi il avait peut-être laissé des empreintes et il a essuyé le meuble, puis le vase, avec son mouchoir. Il a essuyé aussi le bouton de la porte et, enfin, avant de s’engager dans l’escalier, il a emporté la clé.
— Qu’en a-t-il fait ?
— Il l’a jetée dans un égout.
— Comment est-il rentré chez lui ?
— En autobus. La ligne, pour le boulevard de Charonne, passe par des rues moins encombrées et, paraît-il, il était dans son appartement à sept heures trente-cinq.
— Sa femme n’y était pas ?
— Non. Comme je l’ai dit, elle s’était rendue, pour la séance de cinq heures, dans un cinéma du quartier. Elle allait beaucoup au cinéma, presque chaque jour. Cinq caissières se sont souvenues d’elle au vu de sa photographie. Meurant, en l’attendant, a mis à réchauffer un reste de gigot et de haricots verts, puis il a dressé le couvert.
— Cela lui arrivait souvent ?
— Très souvent.
Il eut l’impression, bien qu’il tournât le dos au public, que tout le monde, les femmes surtout, souriait.
— Combien de fois avez-vous interrogé l’accusé ?
— Cinq fois, dont une fois pendant onze heures. Comme il n’a plus varié dans ses déclarations, j’ai rédigé mon rapport, que j’ai remis au juge d’instruction, et, depuis lors, je n’ai pas eu l’occasion de le revoir.
— Il ne vous a pas écrit, une fois incarcéré ?
— Si. La lettre a été versée au dossier. Il m’affirme une fois de plus qu’il est innocent et me demande de veiller sur sa femme.
Maigret évitait le regard de Meurant, qui avait fait un léger mouvement.
— Il ne vous dit pas ce qu’il entend par là, ni ce qu’il craint pour elle ?
— Non, monsieur le Président.
— Vous avez retrouvé son frère ?
— Quinze jours après le crime de la rue Manuel, c’est-à-dire exactement le 14 mars.
— À Paris ?
— À Toulon, où, sans avoir une résidence fixe, il passe le plus clair de son temps, avec de fréquents déplacements de long de la Côte, tantôt vers Marseille, tantôt vers Nice et Menton. Il a d’abord été entendu par la police judiciaire de Toulon, sur commission rogatoire. Puis, convoqué à mon bureau, il y est venu, non sans exiger que ses frais de voyage lui fussent versés d’avance. Selon lui, il n’a pas mis les pieds à Paris depuis janvier et il a fourni le nom de trois témoins avec qui il a joué aux cartes, à Bandol, le 27 février. Les témoins ont été entendus. Ils appartiennent au même milieu qu’Alfred Meurant, c’est-à-dire au milieu tout court.
— À quelle date avez-vous remis votre rapport au juge d’instruction ?
— Le rapport définitif, ainsi que les différentes dépositions signées par l’accusé, ont été transmis le 28 mars.
On en arrivait au moment délicat. Ils étaient trois seulement à le savoir, parmi ceux qui jouaient un rôle important. Le procureur d’abord, Justin Aillevard, à qui, la veille, à cinq heures, Maigret avait rendu visite dans son bureau du parquet. Puis, en dehors du commissaire lui-même, le président Bernerie, mis au courant la veille aussi, plus tard dans la soirée, par l’avocat général.