Tout cela était assez désordonné dans sa tête et il devait faire un effort pour réfléchir.
— Qu’est-ce que tu boiras ?
— De la bière, bien entendu. Avec la choucroute, je ne vois pas ce que je boirais d’autre.
Il s’était cru plus d’appétit qu’il n’en avait réellement et il ne tarda pas à repousser son assiette. Cela ne lui ressemblait pas de se coucher à six heures et demie du soir mais il le fit quand même. Mme Maigret lui apporta deux aspirines.
— Qu’est-ce que tu pourrais prendre d’autre ? Il me semble que la dernière fois, il y a trois ans, Pardon t’avait ordonné un médicament qui t’a fait beaucoup de bien.
— Je ne m’en souviens pas.
— Tu ne veux vraiment pas que je lui téléphone ?
— Non. Ferme les rideaux et éteins la lumière.
Après dix minutes, déjà, il transpirait abondamment et ses pensées devenaient floues. Un peu plus tard, il dormait.
La nuit lui parut longue. Il se réveilla plusieurs fois, le nez bouché, la respiration difficile. Il restait alors un certain temps dans une demi-conscience et, presque chaque fois, il entendait ou croyait entendre la voix de sa femme.
Une fois, il la trouva debout devant le lit. Elle tenait un pyjama propre.
— Il faut que tu en changes. Tu es tout mouillé. Je me demande si je ne ferais pas mieux de changer les draps aussi.
Il se laissa faire, l’œil vague. Puis il se trouva dans une église qui ressemblait au salon de Mme Blanche, en beaucoup plus grand. Le long d’une allée centrale des couples se suivaient comme à un mariage. Quelqu’un jouait du piano mais c’était une musique d’orgues qu’on entendait.
Il avait une mission à accomplir, il ne savait pas laquelle, et Oscar Chabut le regardait d’un air goguenard. À mesure que les couples défilaient, il saluait des femmes en les appelant par leur prénom.
Il lui arriva encore de s’éveiller à moitié et il fut soulagé de voir enfin la chambre baigner dans une lumière grisâtre et de sentir l’odeur de café qui venait de la cuisine.
— Tu es éveillé ?
Il ne transpirait plus. Il était las, mais il ne ressentait aucun malaise.
— Tu m’apportes mon café ?
Il lui semblait qu’il y avait très longtemps qu’il n’avait bu d’aussi bon café. Il le savourait à petites gorgées.
— Passe-moi ma pipe et mon tabac, veux-tu ? Quel temps fait-il ?
— Un peu brumeux, mais beaucoup moins qu’hier. Le soleil ne tardera pas à sortir.
C’était rare, mais il lui arrivait, enfant, de se porter malade parce qu’il ne savait pas ses leçons. N’était-ce pas un peu le même cas ? Non, puisqu’il avait eu de la température.
Avant de lui donner sa pipe, Mme Maigret lui tendit le thermomètre. Il le glissa docilement sous la langue.
— 36°5. En dessous de la normale.
— Après tout ce que tu as transpiré.
Il fuma, but une seconde tasse de café.
— J’espère que tu vas prendre au moins une journée de repos ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il hésitait. Il se sentait bien, au creux de son lit, surtout maintenant qu’il n’avait plus mal à la tête. Lapointe était occupé à établir un alibi pour chacun des hommes de la liste.
C’était décourageant. L’enquête marquait le pas. Il s’en irritait d’autant plus qu’il avait l’impression que c’était sa faute, que la vérité était à portée de sa main, qu’il lui suffirait d’y penser.
— Il y a du nouveau dans les journaux ?
— On prétend que tu es sur une piste.
— C’est exactement le contraire de ce que je leur ai dit.
À neuf heures, il avait bu trois grandes tasses de café et la chambre était bleue de la fumée de sa pipe.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je me lève.
— Tu veux sortir ?
— Oui.
Elle n’insista pas, sachant que cela ne servirait à rien.
— Tu veux que je téléphone au Quai pour demander qu’un des inspecteurs vienne te chercher avec une voiture ?
— C’est une bonne idée. Lapointe ne doit pas être là. Demande si Janvier est libre. Non. J’oubliais qu’il est sur une affaire. Lucas, lui, doit être disponible.
Il se sentait moins bien debout que couché et il ressentait un peu de vertige. Sa main tremblait tandis qu’il se rasait et il se coupa légèrement.
— J’espère que tu pourras venir déjeuner ? À quoi cela t’avancerait-il de tomber sérieusement malade ?
Elle avait raison, mais c’était plus fort que lui. Ce fut sa femme qui lui noua sa grosse écharpe autour du cou et il descendit l’escalier tandis que, du palier, elle le suivait des yeux.
— Bonjour, Lucas. Le grand patron ne m’a pas fait demander ?
— Je lui ai dit qu’hier au soir vous ne vous sentiez pas bien.
— Rien de nouveau ?
— Lapointe a passé toute la soirée à chasser. Ce matin, il est déjà dehors avec sa liste. Où désirez-vous que je vous conduise ?
— Quai de Charenton.
Les lieux lui paraissaient déjà familiers et il monta tout de suite à l’étage, suivi d’un Lucas pour qui le décor était nouveau. Il frappa à la porte, la poussa, trouva la Sauterelle qui, dans son coin, tapait à la machine.
— C’est encore moi. Je vous présente l’inspecteur Lucas, mon plus ancien collaborateur.
— Vous avez l’air fatigué.
— Je le suis. J’ai quelques questions importantes, surtout une, à vous poser.
Il s’assit à la place de Chabut, devant le bureau à cylindre.
— Qui savait que, mercredi, votre patron et vous iriez rue Fortuny ?
— Ici ?
— Ici ou ailleurs.
— Ici, tout le monde. Oscar était le contraire d’un homme discret. Dès qu’il avait une nouvelle maîtresse, il avait envie de le faire savoir au monde entier.
— Vous quittiez le bureau en même temps que lui ?
— Oui. Et nous entrions ensemble dans sa voiture, qui est assez voyante.
— Cela se répétait à peu près tous les mercredis ?
— À peu près.
— M. Louceck était au courant ?
— Je l’ignore. Il ne venait que très rarement ici. C’est le patron qui, chaque jour, passait une heure ou deux avenue de l’Opéra.
— Voulez-vous me donner son emploi du temps ?
— Je peux faire une moyenne, car ce n’était pas nécessairement tous les jours le même programme. Le plus souvent, il partait de chez lui vers neuf heures du matin, au volant de la Jaguar, laissant le chauffeur et la Mercedes à la disposition de sa femme. Il s’arrêtait d’abord quai de Bercy, où il allait jeter un coup d’œil dans les entrepôts où se font les mélanges et la mise en bouteille.
— Qui dirige ce travaillà ?
— En principe, cela se passe sous la surveillance de M. Leprêtre, qui fait la navette, mais il y a une sorte de sous-directeur qui, je crois, est de Sète.
— Il vient ici aussi ?
— Rarement.
— Il est au courant de vos relations avec le patron ?
— C’est possible qu’on lui en ait parlé.
— Il ne vous a jamais fait la cour ?
— Je crois qu’il ne m’a jamais remarquée.
— Bon. Ensuite ?
— Vers dix heures, M. Chabut arrivait ici et dépouillait son courrier. S’il avait un ou plusieurs rendez-vous, je le lui rappelais. Il recevait souvent des fournisseurs qui montaient du Midi.
— Quelle était son attitude vis-à-vis de vous ?
— Cela dépendait des jours. Certains matins, il s’apercevait à peine de ma présence. D’autres fois, il me disait :
« — Viens ici.
« Et il me soulevait la jupe. Il ne se préoccupait pas de ce que la porte n’était pas fermée à clé et nous faisions l’amour sur un coin du bureau. »
— Vous n’avez jamais été surpris ?
— Deux ou trois fois par une des dactylos et une fois par M. Leprêtre. Les dactylos n’étaient pas étonnées, car il leur arrivait la même chose.
— À quelle heure partait-il ?