Il ferma les yeux et pendant un temps assez long il resta comme suspendu entre la veille et le sommeil. Il se rendait compte qu’il glissait insensiblement et c’était une sensation agréable qu’il n’avait pas envie de dissiper.
Il revit l’homme sur le quai, avec une jambe un peu folle. Etait-ce la gauche ou la droite ? Dans sa somnolence, la question prenait une importance qu’il aurait été bien en peine d’expliquer.
Mme Maigret allait et venait sans bruit, débarrassant la table, et il ne se rendait compte de ses mouvements que parce qu’il recevait parfois un léger courant d’air.
Après, il n’y eut plus rien. Il ne savait même pas qu’il respirait par la bouche et qu’il ronflait légèrement. Quand il s’éveilla soudain, surpris de se trouver dans son fauteuil, la pendule marquait trois heures cinq. Il chercha sa femme des yeux. De légers bruits dans la cuisine lui apprirent qu’elle était occupée à y repasser.
— Tu as bien dormi ?
— Magnifiquement. Je serais capable de dormir toute la journée.
— Tu ne veux pas prendre ta température ?
— Si tu y tiens.
Cette fois, il avait 37°6.
— C’est nécessaire que tu ailles à ton bureau ?
— Il est préférable que j’y aille, oui.
— Prends donc une aspirine avant de partir.
Docilement, il en prit une puis, pour en faire passer le goût, il se versa un tout petit verre de prunelle d’Alsace que leur envoyait sa belle-sœur.
— Je t’appelle tout de suite un taxi.
Le ciel était clair, d’un bleu un peu pâle, et le soleil brillait, mais l’air n’en restait pas moins très froid.
— Vous désirez que je mette le chauffage, patron ? Vous avez l’air enrhumé. Moi, ma femme et mes gosses ont la grippe. Cela va toujours par série. Demain ou après, ce sera mon tour.
— Surtout pas de chauffage. Je n’ai déjà que trop tendance à transpirer.
— Vous aussi ? Voilà trois ou quatre fois depuis ce matin que je suis en nage.
L’escalier lui parut plus raide que d’habitude et c’est avec plaisir qu’il s’assit enfin devant son bureau. Il sonna pour demander à Lucas de venir le voir.
— Rien de nouveau ?
— Non, patron.
— Pas de coup de téléphone anonyme ?
— Non. Lapointe vient de rentrer et je pense qu’il attend de vous parler.
— Dis-lui de venir.
Il choisit une des pipes rangées sur le bureau, la plus légère, et la bourra lentement.
— Tu as déjà tous les renseignements ?
— À peu près tous, oui. j’ai eu assez de chance.
— Assieds-toi. Passe-moi la liste.
— Vous ne comprendriez pas mes notes. Je préfère vous les lire en attendant de vous établir un rapport. Je commence par le ministre, Xavier Thorel. Je n’ai eu à interroger personne. Par les journaux de jeudi, j’ai appris qu’il représentait le gouvernement à la première mondiale d’un film sur la Résistance.
— Avec sa femme ?
— Rita était à ses côtés, oui, ainsi que leur fils qui a dix-huit ans.
— Continue.
— Je me suis rendu compte par la suite que d’autres personnes de la liste se trouvaient au même gala mais que leur nom n’avait pas été publié. C’est le cas du docteur Rioux, qui habite place des Vosges à deux maisons de chez les Chabut.
— Qui t’a renseigné ?
— Sa concierge, tout simplement. Ce sont encore les vieilles sources d’information les meilleures. Il paraît que c’est le docteur Rioux qui soigne Mme Chabut.
— Elle est souvent malade ?
— Elle semble l’appeler assez fréquemment. C’est un homme grassouillet, avec quelques cheveux bruns soigneusement ramenés sur sa calvitie. Sa femme est un grand cheval roux qui n’a pas dû attirer Oscar Chabut.
— Et de deux. Ensuite ?
— Henry Legendre, l’industriel, était à Rouen où il a un pied-à-terre et où il se rend une ou deux fois par semaine. Je le tiens de son chauffeur qui m’a pris pour un démarcheur.
— Sa femme ?
— Elle est couchée depuis une semaine avec la grippe. Je n’ai rien pu apprendre au sujet de Pierre Marlot, l’agent de change, si ce n’est qu’il est censé avoir dîné en ville. Cela leur arrive souvent, à sa femme Lucile et à lui. Je n’ai pas eu le temps de faire le tour des grands restaurants. Il paraît que c’est un gourmet.
— Caucasson, l’éditeur d’art ?
— Au même cinéma des Champs-Elysées que le ministre.
— Maître Poupard ?
— À un grand dîner donné avenue Gabriel par l’ambassadeur des États-Unis.
— Mme Poupard ?
— Elle y assistait aussi. Il y a encore une Mme Japy, Estelle Japy, veuve ou divorcée, qui habite boulevard Haussmann et qui a été longtemps une des maîtresses de Chabut. Pour me renseigner sur elle, j’ai dû faire la cour à sa femme de chambre. Il y a des mois qu’elle ne voit plus Chabut qui s’est assez mal conduit avec elle. Mercredi, elle a dîné seule chez elle et elle a passé la soirée à regarder la télévision.
Le téléphone de Maigret sonnait. Il décrocha.
— On vous demande personnellement. Je crois que c’est le même homme que ce matin.
— Je prends.
Il y eut un assez long silence pendant lequel il entendait la respiration de son correspondant.
— Vous êtes là ? finit par questionner celui-ci.
— Je vous écoute, oui.
— C’est seulement pour vous répéter que c’est une crapule. Mettez-vous bien ça dans la tête.
— Un instant.
Mais déjà on raccrochait.
— C’est peut-être le meurtrier, mais c’est peut-être aussi un farceur. Tant qu’il me raccroche au nez, je n’ai aucun moyen d’en juger. Aucun moyen de le retrouver non plus. Il faut que ce soit lui qui en dise trop, ou qu’il commette une imprudence.
— Que vous a-t-il dit ?
— Comme ce matin : que Chabut était une crapule.
Des quantités de gens devaient être de cet avis-là, y compris parmi les commensaux habituels des Chabut. Il avait tout fait pour provoquer l’antipathie, sinon la haine, par son attitude vis-à-vis des femmes, d’un côté, et, d’un autre côté, par la façon de traiter son personnel.
C’était à croire qu’il tenait à provoquer les gens. Or, jusqu’au dernier mercredi, personne ne semblait l’avoir remis à sa place. Avait-il été giflé et avait-il évité de s’en vanter ? Aucun jaloux ne lui avait-il envoyé son poing dans la figure ?
Son attitude était insolente et, sûr de lui, il se permettait de défier le sort.
Quelqu’un, pourtant, un homme, d’après Blanche, avait fini par en avoir assez et par l’attendre devant l’hôtel particulier de la rue Fortuny. Ce quelqu’un-là devait avoir des raisons encore plus fortes que les autres de le haïr car, en le tuant, il avait mis sa liberté, sinon sa propre vie, en jeu.
Était-ce parmi les amis qu’il fallait chercher ? Les renseignements apportés par Lapointe étaient plutôt décevants. On tue de moins en moins, surtout dans un certain milieu, pour venger une infortune conjugale.
L’assassin appartenait-il au groupe du quai de Charenton ? Ou au personnel de l’avenue de l’Opéra ?
Était-ce enfin cet homme anonyme qui avait téléphoné par deux fois au commissaire pour se décharger le cœur ?
— Tu en avais terminé avec ta liste ?
— Il y a Philippe Borderel et sa maîtresse. Il est critique théâtral d’un grand quotidien. Ils assistaient à une générale au théâtre de La Michodière. Puis Trouard, l’architecte, qui dînait chez Lipp avec un promoteur connu.
Combien d’autres n’étaient pas sur la liste et avaient de justes raisons d’en vouloir au marchand de vin ? Il aurait fallu pouvoir interroger des dizaines et des dizaines de gens, hommes et femmes, un à un, les yeux dans les yeux. C’était impensable, bien entendu, et c’est pourquoi Maigret se raccrochait à son inconnu du téléphone qui était peut-être l’homme qu’il avait vu le matin près du parapet.