— Vous voudriez venir cet après-midi ?
— De préférence.
— J’ai une visite que je ne peux pas remettre, vers cinq heures. Si vous pouvez venir tout de suite...
— Je serai chez vous, dans quelques minutes.
Lapointe se trouvait déjà en faction aux environs de l’immeuble. Maigret se fit conduire par Torrence, qu’il renvoya ensuite à la P.J. Les draperies noires à larmes d’argent avaient disparu du portail et, dans l’appartement, il n’y avait plus trace de la chapelle ardente. Seule une odeur de chrysanthèmes subsistait.
Elle portait la même robe noire que la veille, mais elle y avait ajouté un clip en pierres de couleur qui la rendait moins sévère. Elle était très nette, très maîtresse d’elle-même.
— Si vous voulez, nous pouvons aller dans mon boudoir. Le grand salon est décidément trop vide pour deux personnes.
— Vous avez ouvert le coffre ?
— Je ne vous le cache pas.
— Comment avez-vous découvert la combinaison ? Je suppose que vous ne la connaissiez pas.
— Non, bien entendu. J’ai pensé tout de suite que mon mari devait l’avoir toujours sur lui. J’ai cherché dans son portefeuille. En ouvrant son permis de conduire, j’ai vu une série de chiffres et je les ai essayés sur le coffre.
Sur le meuble Louis XV, elle avait préparé un assez gros paquet mal ficelé.
— Je n’ai pas tout lu, je m’empresse de vous le dire. La nuit n’y aurait sans doute pas suffi. Cela a été une surprise pour moi de voir tous les papiers qu’il conservait. J’ai même retrouvé de vieilles lettres d’amour que je lui envoyais lorsque nous n’étions pas encore mariés.
— Je pense qu’il vaut mieux commencer par la correspondance plus récente, qui pourrait expliquer le meurtre.
— Asseyez-vous.
Il fut étonné de la voir mettre des lunettes qui semblaient lui donner une personnalité différente. Il comprenait maintenant sa volonté de prendre les affaires en main. C’était une femme pleine de sang-froid, qui devait avoir une volonté farouche et qui n’abandonnait pas facilement une tâche qu’elle s’était imposée.
— Beaucoup de billets... Tenez !... En voici un signé Rita... Je ne sais pas de quelle Rita il s’agit...
Je serai libre demain trois heures. À l’endroit habituel ? Bises. Rita.
« Comme vous le voyez, elle n’est pas très sentimentale et son papier à lettres est de mauvais goût, sans compter qu’il est parfumé. »
— Il n’y a pas de date ?
— Non, mais ce billet se trouvait parmi les lettres de ces derniers mois.
— Vous n’avez rien trouvé de Jean-Luc Caucasson ?
— Vous êtes au courant ? Il est allé vous voir ?
— Le sort de ces lettres le préoccupe fort.
Il pleuvait toujours et l’eau formait des rigoles zigzagantes sur les vitres des hautes fenêtres. L’appartement était calme, silencieux. Ils étaient tous les deux en face de centaines de lettres et de billets qui résumaient en somme toute la vie d’un homme.
— En voici une. Vous voulez la lire vous-même ?
— De préférence, oui.
— Vous savez, vous pouvez fumer votre pipe. Cela ne me gêne pas le moins du monde.
Mon cher Oscar,
J’ai fort hésité à t’écrire cette lettre mais, tandis que je pensais à notre vieille amitié, mes scrupules se sont dissipés. Tu es un homme d’affaires brillant tandis que je ne connais pas grand-chose aux chiffres, ce qui explique qu’il me soit très désagréable de parler d’argent.
Le métier d’éditeur d’art n’est pas un métier comme un autre. On est toujours à l’affût du livre qui sera un grand succès. Parfois, on doit l’attendre longtemps et, quand il vous tombe dans les mains, on se trouve incapable de le publier.
C’est ce qui m’arrive. Alors que les affaires sont stagnantes et que je n’ai rien publié depuis plus d’un an, j’ai reçu un ouvrage exceptionnel sur certains aspects de l’art asiatique. Je sais que c’est un grand livre et qu’il obtiendra un succès mérité. Il est même à peu près certain que je pourrai en vendre les droits aux États-Unis et dans d’autres pays, vente dont une petite partie couvrirait les frais.
Mais, pour publier, il me faudrait tout de suite environ deux cent mille francs dont je n’ai pas le premier centime. Quant à Meg, qui a sa petite caisse personnelle, tout son magot se monte à une dizaine de milliers de francs.
Peux-tu me faire l’avance de la somme ? Je sais que pour toi c’est une bagatelle. C’est la première fois que je demande ainsi de l’argent et j’en suis fort gêné.
J’en ai parlé à Meg avant de me décider et elle m’a dit que tu as trop d’amitié pour nous pour refuser ce service.
Téléphone-moi ou envoie-moi un petit mot me donnant rendez-vous chez toi ou dans un de tes bureaux. Je te signerai tous les papiers que tu voudras.
— Écœurant, n’est-ce pas ?
Maigret allumait sa pipe alors qu’elle venait d’allumer une cigarette.
— Vous avez remarqué l’allusion à Meg. La seconde lettre est plus courte.
Toutes les deux étaient écrites à la main, d’une petite écriture nette et nerveuse.
Mon cher ami, Je suis surpris de ne pas avoir encore reçu de réponse à ma lettre. Cela m’a demandé beaucoup de courage de l’écrire. C’est une preuve de confiance que je te faisais en te parlant avec autant de sincérité.
Depuis, la situation s’est quelque peu détériorée. J’ai prochainement d’assez grosses échéances qui pourraient m’obliger à mettre la clé sous la porte.
Meg, qui est au courant, se fait beaucoup de mauvais sang et a insisté pour que je t’écrive.
J’espère que tu me prouveras que l’amitié n’est pas un vain mot.
Je compte sur toi comme tu peux compter sur moi.
Fidèlement.
— Je ne sais pas si, comme moi, vous sentez derrière les mots comme une menace voilée.
— Oui, grommela Maigret. C’est assez clair.
— Lisez donc les lettres de Meg. Il en prit une au hasard :
Mon grand chéri,
Il me semble qu’il y a une éternité que je ne t’ai vu et pourtant c’était lundi de la semaine dernière. Que j’étais bien dans tes bras, contre ta poitrine où je me sens tellement en sécurité !
Je t’ai envoyé un billet avant-hier pour te donner rendez-vous. J’y suis allée, à l’endroit habituel, mais tu n’es pas venu et Mme Blanche m’a dit que tu n’avais pas téléphoné.
Je suis inquiète. Je sais que tu es très occupé, que tu as des affaires importantes et je sais aussi que je ne suis pas la seule. Je ne suis pas jalouse, à condition que tu ne me délaisses pas tout à fait car j’ai besoin que tu me serres à me faire mal comme j’ai besoin de sentir ton odeur.
Donne-moi donc vite de tes nouvelles. Je n’attends pas une longue lettre mais le jour et l’heure d’un rendez-vous.
Jean-Luc est très occupé ces temps-ci. Il a je ne sais quel livre en tête qui sera, prétend-il, la grande affaire de sa vie. Ce qu’il peut-être falot et inconsistant à côté d’un homme comme toi !
Je t’embrasse partout.
Ta Meg.
— Il y en a beaucoup de la même eau, certaines d’un érotisme assez accusé.
— De quand est la dernière ?
— D’avant les vacances.
— Où les avez-vous passées ?
— Dans notre appartement de Cannes. Oscar a dû faire deux ou trois sauts à Paris en avion. Nous avons retrouvé là-bas certains amis de Paris, mais pas les Caucasson. Je crois me souvenir qu’ils ont une petite maison quelque part en Bretagne, dans un village surtout fréquenté par des peintres.