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Le film fini, il murmura, en se souvenant de leur tête-à-tête de la veille dans le boudoir de la place des Vosges :

— Drôle de femme.

— Qui est-ce qui va s’occuper de l’affaire ?

— Elle.

— Elle est au courant ?

— Guère. Elle s’y mettra vite et je suis à peu près sûr qu’elle s’en tirera. Je parierais même qu’avant un an elle mettra Louceck à la porte.

Il lisait un article sur les fonds marins quand soudain une pensée lui vint à l’esprit. Qu’avait donc dit la Sauterelle au sujet du comptable ? Que c’était un nouveau venu. Qu’il n’était là que depuis quelques mois. Son prédécesseur était-il parti de lui-même ou avait-il été renvoyé ?

Il aurait voulu une réponse tout de suite. Cette idée l’excitait et il chercha dans l’annuaire des téléphones, trouva le numéro de la jeune fille.

L’appareil sonna longtemps mais personne ne répondit. La Sauterelle et sa mère devaient être au cinéma, ou chez une parente. Il appela encore, sans résultat, vers sept heures et demie.

— Tu crois qu’elle sait quelque chose ?

— Elle n’a pas pensé que cela pouvait être important et elle ne m’en a pas parlé. Il est fort possible, d’ailleurs, que ce soit une fausse piste. J’en suis tellement en ce moment...

Un bon dimanche, malgré tout. Ils firent un repas de viandes froides et de fromage. À dix heures, ils étaient tous les deux au lit.

Au lieu de passer par le Quai, le lendemain matin, Maigret téléphona à Lapointe de venir le prendre avec une voiture.

— Vous vous êtes reposé, patron ?

— Je n’ai pour ainsi dire pas quitté mon fauteuil de toute la journée. Il me semble que j’en suis ankylosé. Quai de Charenton, mon petit !

Le personnel était en place mais on ne sentait aucune fièvre, presque aucune activité, sauf au fond de la cour où des hommes, un sac sur la tête pour les protéger de la pluie, roulaient des barriques.

— Va donc, en m’attendant, bavarder un peu avec le comptable.

Il gravit l’escalier, frappa à la porte, retrouva le sourire franc et toujours comme amusé de la Sauterelle.

— Vous n’étiez pas à l’enterrement ? remarqua-t-il.

— Le personnel a été prié de ne pas y aller.

— Par qui ?

— Par M. Louceck. Il a fait passer une note de service.

— J’ai pensé hier à quelque chose qui m’avait échappé. Quand vous m’avez parlé du comptable, je crois que vous m’avez dit que c’était un nouveau.

— Il est là depuis le 1er juillet. C’est curieux que vous m’en parliez justement aujourd’hui.

— Pourquoi ?

— Parce que j’y ai pensé hier au cinéma et que je me proposais de vous en parler quand vous viendriez. Il s’agit de l’ancien comptable, Gilbert Pigou. Il a quitté la maison en juin, vers la fin juin, si je ne me trompe, et c’est pourquoi je n’ai pas cru utile de parler de lui.

Maigret était assis dans le fauteuil tournant d’Oscar Chabut et la Sauterelle tenait ses longues jambes croisées, plus de la moitié de ses cuisses découvertes par la minijupe.

— Il est parti de son plein gré ?

— Non.

— Quel genre d’homme était-ce ?

— Il n’avait guère de personnalité et il n’attirait pas l’attention. Vous avez vu le bureau de la comptabilité, en bas, qui donne sur la cour. On dit la comptabilité, mais la vraie comptabilité se fait avenue de l’Opéra. Il n’y a que des broutilles qui lui passaient par les mains.

— Il était marié ?

— Oui. Je crois. J’en suis même sûre. Je me souviens qu’un jour il a téléphoné qu’il ne pouvait pas venir parce qu’on devait opérer sa femme d’urgence. Une appendicite à chaud, si je ne me trompe.

« Il ne parlait pas volontiers. On aurait dit qu’il avait peur des gens et qu’il se faisait aussi petit que possible. »

— C’était un bon employé ?

— Ses fonctions ne demandaient aucune initiative. C’était uniquement de la routine.

— Il ne vous faisait pas la cour ? Ni à une ou l’autre des dactylos ?

— Il était trop timide pour ça. Il est entré dans la maison il y a plus de quinze ans, quand les affaires ont commencé à prendre une certaine envergure. C’était un pauvre type.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Parce que je pense à sa dernière entrevue avec le patron. J’aurais tout donné pour ne pas assister à cette scène, la plus pénible que j’aie vécue. Je revois Oscar, à dix heures du matin, alors qu’il arrivait de l’avenue de l’Opéra, me demander en se frottant les mains :

— Téléphonez à Pigou de monter.

On aurait dit qu’il se réjouissait d’avance de ce qui allait se passer et je me sentais déjà inquiète.

— Asseyez-vous, monsieur Pigou. Un peu plus à gauche, que vous soyez en pleine lumière. Je déteste parler à des gens dont je ne vois qu’une image floue. Comment allez-vous ?

— Bien, je vous remercie.

— Votre femme aussi ?

— Oui.

— Elle travaille toujours rue Saint-Honoré, dans une chemiserie, si je me souviens bien ?

La Sauterelle interrompit son récit pour remarquer :

— Il avait une mémoire étonnante des gens et des moindres petits faits. Il n’avait jamais vu Mme Pigou, mais il se souvenait qu’elle avait été vendeuse dans une chemiserie de la rue Saint-Honoré.

— Ma femme ne travaille plus.

— C’est dommage.

Le comptable le regardait sans savoir que penser. Et Chabut prononçait avec le plus grand calme :

— Vous êtes mis à la porte, monsieur Pigou. Vous venez de vivre votre dernier matin dans la maison. Comme je ne compte pas vous donner de certificat de complaisance, vous risquez de ne pas trouver de travail d’ici longtemps.

Il jouait au chat et à la souris et cela me faisait mal.

Pigou, assis sur le bord de sa chaise, ne savait comment se tenir ni que faire de ses mains et on le sentait si angoissé que je m’attendais à le voir pleurer.

— Voyez-vous, monsieur Pigou, quand on veut devenir un malhonnête homme, il vaut mieux être un malhonnête homme d’envergure et y mettre un certain panache.

Le comptable se débattait encore un peu, levait la main, ouvrait la bouche pour dire quelque chose.

— Tenez ! Prenez ce papier. J’en ai une copie. C’est la liste des sommes que vous m’avez volées depuis trois ans.

— Il y a quinze ans que...

— Que vous êtes à mon service, c’est exact. Et je me demande pourquoi vous n’avez commencé vos tripotages qu’il y a trois ans.

Des larmes roulaient sur les joues de Pigou, qui était très pâle. Il fit mine de se lever et Chabut lui ordonna :

— Restez assis. J’ai horreur de parler à des gens debout. En trois ans, comme vous pouvez le voir sur cette liste, vous m’avez volé trois mille huit cent quarante-cinq francs. Par petites sommes. Au début, cinquante francs à la fois, presque chaque mois. Puis soixante-quinze. Puis, une fois, une somme plus importante : cinq cents francs.

— C’était à Noël.

— Et alors ?

— C’était censé être ma gratification.

— Je ne comprends pas.

— Ma femme ne travaillait déjà plus. Elle n’a pas beaucoup de santé.

— Vous allez prétendre que vous m’avez volé à cause de votre femme ?

— C’est la vérité. Elle me faisait sans cesse des reproches. Elle me répétait que je n’avais aucune ambition, que mes employeurs abusaient de moi et auraient dû me payer davantage.

— Vraiment !

— Elle insistait pour que je demande une augmentation.

— Et vous n’avez pas eu le courage de le faire.

— Cela n’aurait servi à rien, n’est-ce pas ?

— En effet. Vous êtes un employé comme on peut en trouver tant qu’on veut, un gagne-petit sans connaissances particulières et sans initiative.