Pigou restait immobile, les yeux fixés sur le bureau devant lui.
— J’ai dit à Liliane que j’avais demandé l’augmentation et que j’en avais obtenu une de cinquante francs.
« — Ton patron ne s’est pas fendu, mais c’est toujours un commencement. »
La Sauterelle s’interrompit une fois encore.
— La scène devenait de plus en plus pénible et plus le comptable se montrait sans défense, plus les yeux du patron exprimaient la jubilation.
— Il y a un an, le tarif a été de cent francs. Et c’est à Noël dernier que je suis supposé vous avoir donné une gratification de cinq cents francs. Pour votre femme, tout au moins, vous étiez devenu un employé indispensable, je suppose ?
— Je vous demande pardon...
— Trop tard, monsieur Pigou. Pour moi, vous n’existez déjà plus. Il est possible qu’un jour M. Louceck décide de me voler. Je n’ai pas plus confiance en lui qu’en n’importe quel homme. Peut-être a-t-il commencé à le faire, mais il est assez intelligent, lui, pour que personne ne s’en aperçoive. Et il ne gaspillera pas des petites sommes pour faire croire à sa femme qu’il est un homme épatant. Il me volera sur une grande échelle et je pense que je lui tirerai mon chapeau.
« Voyez-vous, monsieur Pigou, vous êtes un miteux. Vous l’avez toujours été et vous le resterez toute votre vie. Un miteux et un serre-fesses. Venez ici, je vous en prie. »
En voyant Chabut se lever, j’ai failli crier :
— Non !
Pigou s’avançait, un bras prêt à se lever pour se protéger le visage mais Oscar fut plus rapide que lui et sa main s’abattit sur la joue du comptable.
— Ceci, c’est pour m’avoir pris pour un imbécile. Je pourrais vous livrer à la police, mais cela ne m’intéresse pas. Vous allez franchir cette porte pour la dernière fois, prendre vos affaires et disparaître. Vous êtes une petite ordure, monsieur Pigou et, ce qui est plus grave, vous êtes un imbécile.
La Sauterelle se tut.
— Il est parti ?
— Que pouvait-il faire d’autre ? Il a même oublié un stylo dans son tiroir et il n’est jamais venu le chercher.
— Vous n’avez pas eu de nouvelles de lui ?
— Pas pendant les premiers mois.
— Sa femme n’a pas téléphoné ?
— Seulement en septembre ou au début d’octobre. Elle est venue.
— C’est Chabut qui l’a reçue ?
— Elle était dans le bureau quand il est arrivé. Elle voulait savoir si son mari travaillait encore ici.
« — Il ne vous a pas dit qu’il n’appartenait plus à la maison depuis le mois de juin ?
« — Non. Il a continué à partir le matin à la même heure, à suivre le même horaire et à me verser en fin de mois le montant de son salaire. Il a prétendu qu’il avait trop de travail pour aller en vacances au cours de l’été.
« — Nous nous rattraperons cet hiver. J’ai toujours eu envie de me rendre aux sports d’hiver.
« — Vous n’en avez pas été surprise ?
« — Vous savez, je m’occupais si peu de lui...
« Elle est beaucoup plus jolie que je m’y attendais, avec un beau petit corps, et elle était gentiment habillée.
« — J’espérais que vous pourriez me donner des nouvelles de mon mari. Il y a deux mois qu’il a disparu.
« — Et vous n’êtes pas venue avant ?
« — Je me suis dit qu’il reviendrait un jour ou l’autre.
« Elle était nonchalante, avec des yeux d’un brun sombre qui n’exprimaient pas grand-chose.
« — Maintenant, je suis au bout de mon rouleau et...
Chabut entrait, la regardait de la tête aux pieds, puis se tournait vers sa secrétaire.
— Qui est-ce ?
— Mme Pigou, fut-elle bien obligée de dire.
— Qu’est-ce qu’elle veut ?
— Elle croyait que son mari travaillait toujours ici. Il a disparu.
— Parbleu !
— Pendant deux ou trois mois, il lui a remis le montant de son salaire.
Il la regarda en face.
— Vous ne vous êtes aperçue de rien ? Je ne sais pas où votre mari a trouvé de l’argent, mais cela n’a pas dû être facile. Vous ignoriez que c’était un voleur ? Un petit voleur minable qui vous faisait croire qu’il avait obtenu une augmentation. S’il a cessé de rentrer chez lui, c’est qu’il a fait le plongeon.
— Que voulez-vous dire ?
— On peut se maintenir un mois ou deux à la surface, mais le moment vient où on dégringole sans aucune chance de remonter.
« — Vous voulez nous laisser, Anne-Marie ?... »
— Je me doutais de ce qui allait se passer. J’étais écœurée. Je suis descendue prendre l’air dans la cour et, une demi-heure plus tard, je l’ai vue sortir. Elle a détourné la tête en passant près de moi mais j’ai eu le temps de me rendre compte que son rouge à lèvres s’était étendu sur sa joue.
Maigret se taisait. Il prit le temps de bourrer une pipe, de l’allumer. Enfin, il murmura :
— Vous permettez, mon petit, que je vous pose une question sur un sujet qui ne me regarde pas ?
Elle l’observa avec une certaine inquiétude.
— Pourquoi, le connaissant comme vous le connaissiez, avez-vous continué à avoir des relations intimes avec lui ?
Elle prit d’abord la chose légèrement.
— Lui ou un autre... Il me fallait quand même quelqu’un...
Puis, plus gravement :
— Avec moi, c’était un homme différent. Il n’éprouvait pas le besoin de bluffer, de jouer les matamores. Au contraire, il laissait voir sa vulnérabilité.
« — C’est peut-être parce que tu ne comptes pas, que tu n’es qu’une gamine et que tu n’essaies pas de profiter de moi...
« Il avait très peur de mourir. On dirait qu’il avait comme un pressentiment de ce qui allait lui arriver.
« — Il y aura bien un de ces pleutres pour se révolter, nom de Dieu !
« — Pourquoi faites-vous tout pour qu’on vous déteste ?
« — Parce que je suis incapable de me faire aimer. Alors, autant qu’on me haïsse à fond. »
Elle conclut, moins animée :
— Voilà. Je n’ai jamais eu de nouvelles de Pigou. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Je n’ai même pas eu l’idée de vous parler de lui, pensant sans doute que c’était déjà de l’histoire ancienne. C’est hier, tout à coup, au cinéma, que j’ai pensé à la gifle...
Un peu plus tard, Maigret descendait l’escalier, frappait à la porte du bureau du comptable et entrait. Lapointe était là, en conversation avec un jeune homme terne, aux vêtements sombres et mal coupés.
— Je vous présente M. Jacques Riolle, patron.
— Je l’ai déjà vu.
— C’est vrai. Je n’y pensais plus.
Riolle se tenait debout, impressionné par le commissaire. Son bureau était le plus sombre et le plus triste de la maison, celui aussi, pour une raison mystérieuse, où l’odeur de vinasse était la plus forte. Sur des rayonnages s’alignaient des classeurs verts comme dans une étude de province. Un énorme coffre-fort d’un ancien modèle trônait entre les deux fenêtres et les meubles, qui avaient dû être achetés d’occasion, étaient couverts de taches d’encre et même d’entailles, comme des pupitres d’école.
Intimidé, Riolle se balançait d’une jambe à l’autre et Maigret avait l’impression d’avoir devant lui Gilbert Pigou à ses débuts.
— Tu as fini, Lapointe ?
— Je vous attendais, patron.
Ils saluèrent le jeune homme et quelques instants plus tard ils s’installaient dans la petite auto noire. Lapointe soupirait :
— Je me demandais si vous redescendriez jamais. C’est long d’attendre en tête à tête avec un garçon aussi terne et aussi morne que celui-là.
« Il a pourtant fini par me faire des confidences. Il n’est pas comptable, mais il suit des cours du soir et il espère avoir son diplôme d’ici deux ans. Il est fiancé à une jeune fille de son pays. Il est de Nevers. Ils ne pourront se marier que quand il sera augmenté, car il ne gagne pas assez d’argent pour se mettre en ménage... »