— Je n’ai pas mal à l’estomac.
— Tu ne veux pas que j’appelle Pardon ?
— Laisse le pauvre homme tranquille. Il a assez de travail avec les malades sérieux.
— Et si je te servais au lit ?
— Pour que, dans une heure, les draps soient détrempés ?
La seule chose qu’il consentit à faire fut de se déshabiller, de passer un pyjama, une robe de chambre et des pantoufles. Il essaya de lire le journal mais son esprit n’y était pas. Il en revenait toujours à Pigou, le petit comptable devenu voleur parce que sa femme lui reprochait d’avoir peur de son patron et de ne pas oser lui demander une augmentation.
Où était-il en ce moment ? Avait-il encore un peu d’argent ? Où et comment se l’était-il procuré ?
Il pensait à Chabut aussi, arrogant, n’ayant que mépris pour autrui, éprouvant le besoin de se rendre désagréable. Il avait réussi insolemment dans ses affaires mais il n’en restait pas moins vulnérable, c’était le même homme qui avait été de porte en porte dans l’espoir de recevoir commande d’une caisse de vin.
Maigret avait connu d’autres timides qui s’en prenaient à tous ceux qui les entouraient.
— Le dîner est servi.
Il n’avait pas faim. Il mangea quand même. Il avait une certaine difficulté à avaler. Peut-être que le lendemain sa voix serait cassée ?
Les hommes du Quai avaient déjà dû prendre leur poste dans les endroits qu’il leur avait assignés. Maigret avait failli ajouter :
— Vous en mettrez aussi en face de chez moi, boulevard Richard-Lenoir.
Une sorte de respect humain l’en avait empêché. On aurait pu croire qu’il avait peur. En se levant, de table, il alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. Il ne pleuvait pas mais le vent soufflait avec une certaine force, le vent d’est à nouveau, qui allait apporter du froid. Il vit deux amoureux qui passaient bras dessus bras dessous en s’arrêtant tous les quelques mètres pour s’embrasser.
Il aperçut aussi des agents cyclistes, en pèlerine, qui faisaient paisiblement leur ronde. La plupart des fenêtres, de l’autre côté du boulevard, étaient éclairées et, derrière certains rideaux, on apercevait des silhouettes, entre autres celles de toute une famille autour d’une table ronde.
— Tu ne prends pas la télévision ?
— Non.
Il n’avait envie de rien. Seulement de grogner, comme chaque fois qu’il était mal dans sa peau ou qu’une enquête traînait en longueur.
Il refusait de se coucher plus tôt que d’habitude et il se remit à parcourir le journal. Une demi-heure plus tard, il alla de nouveau se camper devant la fenêtre, cherchant des yeux une silhouette qui lui était devenue presque familière.
Il n’y avait personne sur les trottoirs et seul un taxi descendait le boulevard.
— Tu crois qu’il viendra ?
— Comment le saurais-je ?
— Tu as l’air de t’attendre à quelque chose.
— Je m’attends toujours à quelque chose. Cela pourrait aussi bien être un coup de téléphone de Lapointe.
— Il est de garde ?
— Toute la nuit. C’est lui qui est chargé de centraliser tous les renseignements qui pourraient arriver.
— Tu penses que cet homme-là commence à s’affoler ?
— Non. Il garde son sang-froid. Il ne paraît pas se rendre compte de sa situation. C’est un être qui a été humilié toute sa vie. Pendant des années, il a courbé la tête. Tout à coup, il se sent en quelque sorte libéré. Toute la police s’occupe de lui sans parvenir à s’en saisir. N’est-ce pas une sorte de triomphe ? Il est devenu un homme important.
— Et il sera encore plus important quand il passera aux assises.
— C’est pourquoi il hésite entre se faire prendre ou continuer à jouer avec nous au chat et à la souris.
Il lisait à nouveau. Sa pipe n’avait pas bon goût mais il la fumait quand même, pour ainsi dire par principe. Lui non plus ne voulait pas céder, céder à la grippe, et il tenait les yeux ouverts alors que ses paupières étaient rouges et picotantes.
À neuf heures et demie, il se leva une fois encore et se dirigea vers la fenêtre. Il y avait un homme sur le trottoir en face, un homme qui avait la tête levée et qui semblait fixer les fenêtres de l’appartement.
Mme Maigret, qui se trouvait assise près de la table, ouvrit la bouche pour poser une question. En même temps son regard tombait sur le large dos de son mari qui, rigoureusement immobile, comme tendu, paraissait plus large encore.
Il y avait, dans cette immobilité subite, quelque chose de mystérieux, de presque solennel.
Maigret regardait l’homme sans oser bouger, comme s’il craignait de l’effaroucher et l’homme, de son côté, le regardait à travers la mousseline du rideau où il ne devait constituer qu’une silhouette.
Un jour, à Meung-sur-Loire, alors que le commissaire était étendu dans un transatlantique, un écureuil était descendu du platane, dans le fond du jardin.
Il était d’abord resté sans bouger et on voyait battre son cœur sous le poil soyeux de sa poitrine. Prudemment, il avait ensuite avancé de quelques centimètres pour s’immobiliser à nouveau.
Tandis que Maigret osait à peine respirer, le petit animal roux regardait fixement l’homme qui semblait le fasciner mais tout son corps restait tendu, prêt à la fuite.
Tout se passait lentement, comme au ralenti, étape par étape. L’écureuil s’enhardissait, réduisait la distance entre eux d’un bon mètre. Cette approche prudente avait duré plus de dix minutes et, à la fin, l’écureuil était à cinquante centimètres à peine de la main qui pendait.
Avait-il envie d’être caressé ? Ce n’était en tout cas pas pour cette fois-là. Il avait regardé la main, le visage, puis à nouveau la main et il avait regagné l’arbre en quelques bonds.
Ce souvenir revenait à Maigret tandis qu’il regardait fixement la silhouette d’homme sur le trottoir d’en face. Gilbert Pigou, lui aussi, était comme fasciné par le commissaire qu’il avait en quelque sorte suivi à la piste.
Mais, tout comme l’écureuil, il était prêt à bondir à la moindre alerte. Il était inutile que le commissaire s’habille, descende. Il ne trouverait plus personne sur le trottoir. Téléphoner au plus proche poste de police ne servirait à rien non plus.
Essayait-il de se donner du courage pour traverser le boulevard et pénétrer dans la maison ? Ce n’était pas impossible. Il n’avait pas d’ami, pas de confident.
Il avait fait ce qu’il avait décidé de faire : abattre Oscar Chabut. Il s’était ensuite enfui. Pourquoi s’être enfui ? Par un réflexe, sans doute. Qu’avait-il l’intention de faire à présent ? Continuer à jouer les hommes traqués ?
Cela dut bien durer dix minutes, comme avec l’écureuil. À un certain moment l’homme avança d’un pas mais, presque aussitôt, il fit demi-tour et, après un dernier regard à la fenêtre, il s’éloigna dans la direction de la rue du Chemin-Vert.
La masse du commissaire perdit sa rigidité. Il resta encore un moment devant la fenêtre, comme pour reprendre son aspect habituel, puis il alla chercher une pipe sur le buffet.
— C’était lui ?
— Oui.
— Tu crois qu’il a envie de venir te voir ?
— Il en est tenté. Je pense qu’il a peur d’être déçu. Un homme comme lui est très susceptible. Il voudrait qu’on le comprenne et en même temps il se dit que c’est impossible.
— Que va-t-il faire ?
— Sans doute marcher, aller Dieu sait où, tout seul, en roulant ses pensées dans sa tête, peut-être en parlant à mi-voix.
Il avait à peine repris place dans son fauteuil que le téléphone sonnait et il décrocha le combiné.
— Oui.
— Le commissaire Maigret ?
— Oui, mon petit.
Il reconnaissait la voix de Lapointe.
— On a déjà obtenu un résultat, patron. Grâce aux inspecteurs du 1er arrondissement, et surtout de l’un d’entre eux, l’inspecteur Lebœuf, qui connaît les Halles comme son propre appartement. Jusqu’à il y a quinze jours, Pigou a occupé une chambre, si on peut appeler ça une chambre, rue de la Grande-Truanderie.