Maigret connaissait cette rue qui, la nuit, rappelle le temps de la Cour des Miracles. On n’y voit que des déchets humains qui s’entassent pour y boire du vin rouge ou du bouillon, dans des bistrots puants. Certains y passent la nuit, assis sur leur chaise ou adossés au mur. On compte presque autant de femmes que d’hommes et elles ne sont pas les moins saoules ni les moins crasseuses.
C’est vraiment le fond, la lie, plus sinistre ici encore que sous les ponts. Dans la rue aux vieux pavés, d’autres femmes, la plupart âgées et difformes, attendent le client à la porte des hôtels.
— Il était à l’hôtel du Cygne. Trois francs par jour pour un lit de fer et une paillasse. Pas d’eau courante. Les cabinets dans la cour.
— Je connais.
— Il paraît que la nuit il allait décharger des camions de légumes et de fruits. Il ne rentrait qu’au petit matin et il restait couché une partie de la journée.
— Quand a-t-il quitté l’hôtel ?
— Le patron dit qu’il ne l’a pas revu depuis deux semaines. Sa chambre a été louée tout de suite à quelqu’un d’autre.
— On continue à chercher dans le quartier ?
— Oui. Ils sont une quinzaine à se partager la besogne. Les inspecteurs du 1er arrondissement demandent pourquoi on ne fait pas une rafle comme ils en organisent périodiquement.
— Surtout pas ça. Tu leur as bien recommandé de se montrer discrets ?
— Oui, patron.
— Tu n’as pas de nouvelles des autres ?
— Rien.
— Il y a quelques minutes, Pigou était ici, boulevard Richard-Lenoir.
— Vous l’avez vu ?
— De ma fenêtre. Il était arrêté en face, sur l’autre trottoir.
— Vous n’avez pas essayé de le rejoindre ?
— Non.
— Il est reparti ?
— Oui. Peut-être reviendra-t-il. Il est possible qu’au dernier moment il ne parvienne pas à se décider et qu’il s’éloigne à nouveau.
— Vous n’avez pas d’autres instructions à me donner ?
— Non. Bonne nuit, mon petit.
— Bonne nuit, patron.
Maigret se sentait lourd et, avant de se rasseoir, il se versa un petit verre de prunelle.
— Tu ne crois pas que cela va te donner chaud ?
— On boit bien des grogs contre la grippe. Ce qui, entre parenthèses, n’est pas du goût de Pardon.
— Il va être temps que nous les invitions à dîner. Voilà plus d’un mois que nous ne les avons vus.
— Laisse-moi en terminer avec cette affaire. Lapointe a du nouveau. On sait maintenant où Pigou a passé plusieurs semaines, sinon plusieurs mois. Dans un taudis des Halles qu’on appelle poétiquement l’hôtel du Cygne.
— Il en est parti ?
— Il y a deux semaines.
Maigret refusait de se coucher avant une heure raisonnable et la première heure raisonnable, pour lui, était dix heures. Il regardait de temps en temps la pendule, puis il s’efforçait de lire son journal. Après avoir parcouru quelques lignes, il aurait été incapable de dire de quoi elles traitaient.
— Tu tombes de fatigue.
— Dans dix minutes, nous nous couchons.
— Prends donc ta température.
— Si tu veux.
C’est elle qui lui apporta le thermomètre et il le garda docilement dans la bouche pendant cinq minutes.
— 38°
— Demain, si tu as encore de la fièvre, je téléphone à Pardon, que tu le veuilles ou non.
— Demain, c’est dimanche.
— Pardon se dérangera quand même.
Mme Maigret alla se mettre en tenue de nuit. Elle lui parlait d’une pièce à l’autre.
— Je n’aime pas quand tu commences à avoir la gorge rouge. Dans un moment, je vais te badigeonner.
— Tu sais bien que tu risques de me faire vomir.
— Tu ne sentiras rien. Tu m’as dit la même chose la dernière fois et cela s’est très bien passé.
C’était un liquide visqueux, à base de bleu de méthylène, dont on lui barbouillait la gorge à l’aide d’un pinceau. Le médicament était démodé mais Mme Maigret y restait fidèle depuis plus de vingt ans.
— Ouvre bien la bouche.
Avant de se coucher, il ne put se retenir d’aller encore une fois regarder par la fenêtre avant de fermer les persiennes.
Il n’y avait personne sur le trottoir d’en face et le vent soufflait de plus en plus fort, soulevant la poussière sur la partie centrale du boulevard.
Il dormait si profondément, d’un sommeil fiévreux, qu’il mit tout un temps à revenir à la surface. Quelque chose de vivant lui touchait le bras avec insistance et son premier mouvement fut de reculer.
C’était une main, qui semblait vouloir lui transmettre un message, et il la repoussa une seconde fois, fit mine de se retourner.
— Maigret...
La voix de sa femme était à peine audible.
— Il est là, sur le palier. Il n’a pas osé sonner mais il a frappé de petits coups. Tu m’entends ?
— Quoi ?
Il étendait le bras pour allumer la lampe de chevet et il regardait autour de lui avec étonnement. Qu’était-il occupé à rêver l’instant d’avant ? Il l’avait déjà oublié, mais il avait l’impression de revenir de très loin, d’un autre monde.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Il est là. Il a frappé discrètement à la porte.
Il se leva et alla chercher sa robe de chambre sur le fauteuil.
— Quelle heure est-il ?
— Deux heures et demie.
Il prit la pipe qu’il n’avait pas finie au moment de se coucher et qu’il ralluma.
— Tu n’as pas peur de...
Il alluma en passant dans le salon, se dirigea vers la porte d’entrée, resta un instant immobile et ouvrit enfin la porte.
La minuterie s’était éteinte depuis longtemps et l’homme émergeait de l’obscurité, éclairé par les lumières de l’appartement. Il cherchait quelque chose à dire. Il avait dû préparer tout un discours mais, devant Maigret qui était à deux pas de lui, en robe de chambre et les cheveux en désordre, il était si impressionné qu’il ne pouvait que balbutier :
— Je vous dérange, n’est-ce pas ?
— Entrez, Pigou.
Il pouvait encore se précipiter dans la cage d’escalier et s’enfuir, car il était plus jeune et plus leste que le commissaire. La porte franchie, il serait trop tard et Maigret avait soin de rester immobile, comme avec l’écureuil.
L’hésitation ne dura sans doute que quelques secondes mais le temps parut très long. L’homme s’avança. Maigret pensa un moment fermer la porte à clé et mettre la clé dans sa poche, mais il finit par hausser les épaules.
— Vous n’avez pas froid ?
— La nuit n’est pas chaude. C’est surtout la bise.
— Asseyez-vous là. Quand vous serez réchauffé, vous pourrez retirer votre imperméable.
Il alla jusqu’à la porte de la chambre, dit de loin à sa femme, qui était en train de s’habiller :
— Tu nous prépareras deux grogs.
Après quoi, détendu, il s’assit en face de son visiteur. Il le voyait enfin de près. Il avait rarement été aussi curieux de quelqu’un que de lui.
Ce qui le surprenait le plus, c’était la jeunesse de Pigou. Son visage rond, un peu joufflu, quelque chose d’inachevé, d’enfantin.
— Quel âge avez-vous ?
— Quarante-quatre ans.
— Vous ne les paraissez pas.
— C’est pour moi que vous avez commandé un grog ?
— Pour moi aussi. J’ai la grippe, peut-être une angine et cela me fera du bien.
— D’habitude, je ne bois pas, en dehors d’un verre de vin par repas. Vous me trouvez sale, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que je n’ai pas pu faire nettoyer mes vêtements. La dernière fois que je me suis lavé à l’eau chaude, c’était il y a une semaine, dans une maison de bains publics de la rue Saint-Martin.