Ils s’observaient mutuellement tout en parlant du bout des lèvres.
— Je m’attendais à ce que vous veniez tout à l’heure.
— Vous m’avez vu ?
— J’ai même senti que vous hésitiez. Vous avez fait un pas en avant, puis vous êtes parti vers la rue du Chemin-Vert.
— Moi, je voyais votre silhouette à la fenêtre. Comme je n’étais pas éclairé, j’ignorais si vous pouviez me voir et surtout me reconnaître.
Il tressaillit en entendant du bruit, toujours comme l’écureuil. C’était Mme Maigret qui apportait les grogs et qui évitait discrètement de dévisager le visiteur.
— Beaucoup de sucre ?
— S’il vous plaît.
— Du citron ?
Elle lui prépara son verre et le posa sur un guéridon en face de lui. Puis elle servit son mari.
— Si tu as besoin de quelque chose, appelle-moi.
— Qui sait ? Peut-être, tout à l’heure, de nouveaux grogs.
On sentait que Pigou avait été un garçon bien élevé et qu’il tenait à se conduire convenablement. Son verre à la main, il attendait pour boire que le commissaire le fasse le premier.
— C’est brûlant, mais cela fait du bien, n’est-ce pas ?
— En tout cas, cela va vous réchauffer. Maintenant, vous pouvez peut-être retirer votre imperméable.
Il le fit. Son complet, qui n’était pas mal coupé, était fripé et portait plusieurs taches, dont une assez grande de peinture blanche.
Maintenant, ils ne trouvaient rien à dire. Ils savaient l’un et l’autre que, quand ils parleraient à nouveau, ce serait pour aborder les choses sérieuses et ils hésitaient l’un et l’autre, pour des raisons différentes.
Le silence dura longtemps. Chacun reprit une gorgée de grog. Maigret se leva pour aller bourrer une autre pipe.
— Vous fumez ?
— Je n’ai plus de cigarettes.
Il y en avait dans le tiroir du buffet et Maigret les tendit à son visiteur. Celui-ci, troublé, le regardait comme s’il n’en croyait pas ses yeux tandis que le commissaire approchait une allumette enflammée de la cigarette.
Ils furent tous deux assis à nouveau et alors Pigou prononça :
— Je dois tout d’abord m’excuser d’être venu vous déranger chez vous, au milieu de la nuit pardessus le marché... J’avais peur de me rendre au quai des Orfèvres. Et je ne pouvais pas continuer à marcher seul dans les rues de Paris.
Maigret ne perdait pas une expression de son visage. Dans l’intimité de l’appartement, un grog à portée de la main, sa pipe à la bouche, il avait l’air d’un aîné bienveillant à qui l’on peut tout dire.
CHAPITRE VII
— Qu’est-ce que vous pensez de moi ?
C’étaient presque ses premières paroles, et on sentait qu’à ses yeux cette question était capitale. Il avait dû en chercher la réponse, toute sa vie, dans les yeux des gens.
Que lui répondre ?
— Je ne vous connais pas encore beaucoup, murmura Maigret en souriant.
— Vous êtes gentil comme ça avec tous les criminels ?
— Je peux être très méchant aussi.
— Avec quel genre de gens, par exemple ?
— Des hommes comme Oscar Chabut.
Du coup les yeux de Pigou s’éclairaient comme s’il venait de trouver un allié.
— Vous savez, c’est vrai que je lui ai volé un peu d’argent. À peine ce qu’il dépensait par mois en pourboires. Mais le vrai voleur, c’était lui. Il m’a volé ma dignité, la fierté d’être un homme, il m’a amoindri au point que j’avais presque honte de vivre.
— Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de faire des prélèvements dans la petite caisse ?
— Je dois tout dire, n’est-ce pas ?
— Sinon, ce ne serait pas la peine d’être venu ici.
— Vous avez vu ma femme. Qu’est-ce que vous pensez d’elle ?
— Je la connais mal.
— Elle s’est mariée pour ne plus travailler et je suis surpris qu’elle l’ait encore fait pendant trois ans.
— Deux ans et demi.
— Elle est de ces femmes qui ont envie d’être tranquilles dans leur petit ménage.
— Vous avez deviné ça ?
— C’est très visible.
— Souvent, le soir, c’était moi qui devais faire le ménage. Si je l’avais écoutée, nous serions allés tous les jours au restaurant pour lui éviter du travail. Je ne crois pas que ce soit sa faute. Elle est lymphatique. Ses sœurs sont comme elle.
— Elles vivent à Paris ?
— Une est à Alger, mariée à un ingénieur spécialisé dans les pétroles. Une autre habite Marseille et a trois enfants.
— Pourquoi, vous, n’avez-vous pas d’enfants ?
— J’en aurais voulu, mais Liliane refusait catégoriquement d’en avoir.
— Je comprends.
— Elle a une troisième sœur et un frère qui... Il secoua la tête.
— À quoi bon parler de tout ça ? On dirait que je cherche à diminuer ma responsabilité.
Il buvait une gorgée de rhum, allumait une seconde cigarette.
— Je vous tiens debout, à cette heure...
— Continuez. Votre femme, elle aussi, vous humiliait.
— Comment le savez-vous ?
— Elle vous reprochait de ne pas gagner assez d’argent, n’est-ce pas ?
— Elle répétait toujours qu’elle se demandait comment elle avait pu m’épouser.
« Et elle soupirait alors :
« — Passer toute ma vie dans un deux-pièces cuisine sans même une femme de ménage. »
Il avait l’air de parler pour lui-même et il ne regardait pas Maigret mais un coin du tapis.
— Elle vous trompait ?
— Oui. Depuis la première année de notre mariage. Je ne l’ai su qu’après, deux ou trois ans plus tard. Un jour que j’avais dû quitter le bureau pendant les heures de travail pour aller chez le dentiste, je l’ai vue au bras d’un homme, près de la Madeleine, et ils sont entrés tous les deux dans un hôtel.
— Vous lui en avez parlé ?
— Oui. C’est elle, en fin de compte, qui m’a accablé de reproches. Je ne lui procurais pas le genre de vie auquel une femme jeune pouvait s’attendre. Le soir, j’étais tout endormi et il fallait qu’elle m’entraîne presque de force au cinéma. Des vérités de ce genre-là. Y compris que je ne la satisfaisais pas sexuellement...
Il avait rougi à ces derniers mots et cette accusation avait dû lui être la plus pénible.
— Un jour, le jour de son anniversaire, il y a trois ans, j’ai pris dans la caisse juste de quoi nous payer un bon dîner et je l’ai conduite dans un restaurant des Grands Boulevards.
— Je crois que je vais recevoir une augmentation, lui annonçai-je.
— Il est grand temps. Ton patron devrait avoir honte de te payer aussi peu qu’il le fait. Si j’allais le trouver, moi, je saurais que lui dire.
— Vous ne preniez que de petites sommes ?
— Oui. Au début, j’ai prétendu avoir été augmenté de cinquante francs par mois. Elle n’a pas tardé à trouver cette somme insuffisante et je me suis augmenté, pour ainsi dire, de cent francs.
— Vous n’aviez pas peur d’être découvert ?
— C’était devenu une habitude. Personne ne contrôlait mes livres. C’était si peu de chose dans tous les rouages de la maison !
— Une fois, vous avez pris un billet de cinq cents francs.
— C’était pour Noël. J’ai prétendu que j’avais reçu une gratification. Je finissais presque par y croire. Cela me haussait à mes propres yeux.
« Voyez-vous, je n’ai jamais eu une haute idée de moi-même. Mon père aurait voulu que j’entre comme lui au Crédit Lyonnais, mais j’aurais subi la comparaison avec des gens beaucoup plus brillants que moi. Quai de Charenton, j’étais tranquille dans mon coin et on ne s’occupait pratiquement pas de moi. »
— Comment Chabut s’est-il aperçu de vos détournements ?
— Ce n’est pas lui qui les a découverts mais M. Louceck. Il venait de loin en loin jeter un coup d’œil à ma comptabilité. Quelque chose a dû lui mettre la puce à l’oreille. Au lieu de m’en parler, de me poser des questions, il a fait comme si de rien n’était et a mis M. Chabut au courant.