— Conduisez-moi à la chambre qu’ils ont occupée. Toi, Lapointe, surveille le corridor afin que personne ne sorte. Alors, où étaient-ils ?
— Au premier. La chambre rose.
Les murs étaient couverts de boiseries, la rampe d’escalier sculptée. Le tapis, sous les pieds, retenu par des tringles de cuivre à chaque marche, était moelleux, bleu pâle.
— Quand je vous ai vu arriver...
— Car vous étiez en faction derrière le judas ?
— C’est naturel, non ? Je cherchais à savoir ce qui se passait. Quand je vous ai reconnu, je me suis doutée tout de suite que j’allais avoir des ennuis...
— Avouez que vous connaissiez son nom.
— Oui.
— Et celui de sa compagne ?
— Seulement son prénom, je le jure. Anne-Marie. Je l’appelais la Sauterelle.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle est grande et maigre, avec de longues jambes et de longs bras.
— Où est-elle ?
— Je vous ai dit qu’elle est partie la première.
— Et je ne vous crois pas.
Elle poussa une porte et on vit, dans une chambre toute feutrée, une femme de chambre occupée à changer les draps d’un lit à baldaquin. Sur un guéridon se trouvaient une bouteille de champagne et deux coupes dont l’une, marquée de rouge à lèvres, contenait encore un peu de liquide.
— Vous voyez bien que...
— Qu’elle n’est ni dans cette chambre ni dans la salle de bains, c’est exact. Combien d’autres chambres avez-vous ?
— Huit.
— Il y en a d’occupées ?
— Non. C’est surtout en fin d’après-midi, ou beaucoup plus tard que mes clients arrivent. J’en attendais un à neuf heures. Il a dû voir un groupe sur le trottoir et...
— Montrez-moi les autres chambres.
Il y en avait quatre au premier étage, toutes plus ou moins dans le style Second Empire, avec des meubles lourds et une profusion de tentures aux tons passés.
— Vous voyez qu’il n’y a personne.
— Continuons.
— Pourquoi serait-elle montée à l’étage supérieur ?
— Je tiens à voir quand même.
Les deux premières chambres étaient vides, en effet, mais, dans la troisième, une jeune fille était assise, toute raide, sur une chaise rembourrée et recouverte de velours grenat.
Elle se leva d’une détente. Elle était longue et mince, sans presque de poitrine ni de hanches.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— C’est elle qui attendait le client de neuf heures.
— Vous la connaissez ?
— Non.
Mais la jeune fille haussait les épaules. Elle ne paraissait pas avoir vingt ans et il y avait maintenant dans son attitude un certain je m’en-fichisme.
— Il finira quand même par le savoir. C’est un policier, n’est-ce pas ?
— Le commissaire Maigret.
— Sans blague ?
Elle le regarda curieusement.
— Vous vous occupez vous-même de cette affaire ?
— Comme vous le voyez.
— Il est mort ?
— Oui.
Elle se tourna vers Mme Blanche et lui dit d’un ton de reproche :
— Pourquoi m’avez-vous menti en prétendant qu’il n’était que blessé ?
— Je ne pouvais pas savoir. Je ne me suis pas approchée de lui.
— Qui êtes-vous, mademoiselle ?
— Anne-Marie Boutin. Je suis sa secrétaire particulière.
— Vous veniez souvent ici avec lui ?
— En moyenne une fois par semaine. Toujours le mercredi, parce que ce jour-là je suis censée prendre un cours d’anglais.
— Descendons, grommela Maigret.
Il était un peu écœuré par tous ces tons pastels et par ces lumières tamisées qui donnaient aux visages quelque chose de flou.
Ils s’étaient arrêtés dans le salon, mais personne ne s’était assis. On entendait des voix, des allées et venues sur le trottoir où la bise était si froide alors que la maison était surchauffée comme une serre. Comme dans une serre aussi il y avait d’immenses plantes vertes dans des vases chinois.
— Qu’est-ce que vous savez du meurtre de votre patron ?
— Ce qu’elle m’en a dit, répondit la Sauterelle en désignant Mme Blanche. Que quelqu’un lui a tiré dessus et l’a blessé. Que le concierge de l’immeuble voisin est sorti et a sans doute téléphoné à la police car celle-ci est arrivée quelques minutes plus tard.
Le commissariat était à deux pas, avenue de Villiers.
— Il est mort sur le coup ou à peu près ?
— Oui.
Il lui sembla qu’elle devenait un peu plus pâle, mais elle ne pleura pas. C’était seulement comme si elle avait reçu un choc. Elle continuait machinalement :
— Je voulais partir tout de suite, mais elle n’a pas voulu.
— Pourquoi ? demanda Maigret à Mme Blanche.
— Elle serait tombée dans les mains de votre collègue qui venait d’arriver. J’aurais préféré la tenir et tenir la maison en dehors de tout ça. Si les journaux s’en mêlent, ce sera presque sûrement la fermeture.
— Dites-moi exactement ce que vous avez vu. Où se trouvait l’homme qui a tiré ?
— Entre deux voitures, juste en face de la porte.
— Vous avez pu bien le voir ?
— Non. Le candélabre est assez loin. Je ne distinguais qu’une silhouette.
— Il était grand ?
— Plutôt petit, large d’épaules, habillé de sombre. Il a tiré trois ou quatre fois, je ne les ai pas comptées. M. Oscar a porté la main à son ventre, a oscillé un moment et est tombé en avant.
Maigret observait la jeune fille qui était impressionnée mais qui ne donnait aucun signe de désespoir.
— Vous l’aimiez ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Il y a longtemps que vous étiez sa maîtresse ?
Elle paraissait surprise par ce mot.
— Ce n’était pas tout à fait ce que vous croyez. Il me faisait signe quand il avait envie de moi mais il ne parlait jamais d’amour. Je ne pensais pas à lui comme à un amant...
— À quelle heure votre mère vous attend-elle ?
— Entre neuf heures et demie et dix heures.
— Où habitez-vous ?
— Rue Caulaincourt, près de la place Constantin-Pecqueur.
— Où sont les bureaux d’Oscar Chabut ?
— Quai de Charenton, après les entrepôts de Bercy.
— Vous y serez demain matin ?
— Certainement.
— Il est possible que j’aie besoin de vous. Lapointe, sors avec elle et conduis-la jusqu’à l’entrée du métro afin que, si les journalistes sont déjà alertés, elle ne soit pas ennuyée.
Il tripotait sa pipe comme s’il hésitait à la bourrer et à l’allumer dans cette atmosphère. Il finit par s’y décider.
Mme Blanche tenait les deux mains croisées sur son ventre rondelet et le regardait, paisible, comme quelqu’un qui n’a rien à se reprocher.
— Vous êtes sûre que vous n’avez pas reconnu le tireur ?
— Je vous le jure.
— Arrivait-il à votre client de venir avec des femmes mariées ?
— Je le suppose.
— Ses visites étaient fréquentes ?
— Il m’arrivait de le voir plusieurs fois la même semaine, puis il restait dix ou quinze jours sans donner de ses nouvelles. C’était plutôt rare.
— Personne ne vous a téléphoné à son sujet ?
— Non.
Le substitut du procureur et le juge d’instruction étaient partis. Le froid était plus mordant que tout à l’heure et les hommes de l’Institut Médico-Légal, qui avaient mis le corps du marchand de vins sur une civière, hissaient celle-ci dans le fourgon.
Les spécialistes de l’Identité Judiciaire remontaient dans leur camionnette.
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— Les douilles. Quatre. Calibre 6,35.
Un petit calibre. Une arme d’amateur ou de femme, avec laquelle il faut tirer de près.
— Pas de journalistes ?
— Il en est venu deux. Ils sont repartis assez vite pour ne pas rater leur édition de province.
L’inspecteur Fourquet attendait patiemment, en battant la semelle. Il tenait un mouchoir devant son visage pour se réchauffer le nez.