« — Tu es drôle, ces derniers temps, remarqua ma femme. Tu parais plus fatigué que quand tu étais quai de Charenton.
« — Parce que je ne suis pas encore habitué à mon nouveau travail. Il faut que j’apprenne à travailler avec les ordinateurs. Avenue de l’Opéra, ce sont les points de vente qu’on contrôle et il y en a plus de quinze mille. Cela me donne de lourdes responsabilités.
« — Quand auras-tu tes vacances ?
« — Je n’aurai pas le temps d’en prendre cette année. Peut-être à Noël ? Ce serait agréable de prendre pour la première fois des vacances de neige. Toi, tu peux partir. Pourquoi n’irais-tu pas passer trois semaines ou un mois dans ta famille ? »
Comprenait-il ce que ses paroles révélaient de tragique, de misérable ?
— Elle est partie pour un mois. Elle a passé quinze jours chez ses parents, à Aix-en-Provence, où son père est architecte, puis quinze jours dans la villa louée, à Bandol par une de ses sœurs, celle qui a trois enfants.
« Je me sentais tout perdu dans Paris. Je continuais à aller lire les petites annonces rue Réaumur et je me précipitais aux adresses données. Toujours avec aussi peu de succès.
« Je commençais à me rendre compte que Chabut avait raison, que je ne trouverais pas le moindre emploi.
« Je suis allé rôder devant chez lui, place des Vosges, sans raison, juste pour l’apercevoir, mais il était en vacances, lui aussi, à Cannes, sans doute, où ils ont un appartement. »
— Vous le haïssiez ?
— Oui. De toutes mes forces. Cela me paraissait injuste qu’il se dore au soleil pendant que je m’efforçais de trouver du travail dans un Paris de plus en plus vide.
« Il me restait, au-dessus de l’armoire, un peu plus que de quoi verser à ma femme un mois de traitement.
« Et après ? Qu’est-ce que je ferais après ? Il me faudrait lui avouer la vérité et j’étais sûr qu’elle me quitterait. Ce n’était pas la femme à rester avec moi si je n’étais plus capable de subvenir à ses besoins. »
— Vous teniez encore à elle ?
— Je crois que oui. Je ne sais pas.
— Et maintenant ?
— Il me semble qu’elle est devenue petit à petit une étrangère. Je suis étonné de m’être tant préoccupé de ce qu’elle pourrait penser.
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
—, Elle est rentrée du Midi fin août. Je lui ai remis ce qui était censé être ma paie. Je suis encore resté une vingtaine de jours avec elle mais je savais déjà que je n’aurais plus assez d’argent pour la fin du mois.
« Un matin, je suis parti avec l’idée de ne pas revenir, de sorte que je n’ai rien emporté, sinon les quelques centaines de francs qui restaient. »
— Vous êtes allé tout de suite rue de la Grande-Truanderie ?
— Vous savez ça ? Non. J’ai pris une chambre dans un hôtel bon marché mais encore décent et j’ai choisi le quartier de la Bastille où je ne risquais pas de rencontrer ma femme.
— C’est alors que vous vous êtes mis à suivre Oscar Chabut ?
— Je savais où il était de telle à telle heure et je rôdais avenue de l’Opéra, place des Vosges ou quai de Charenton. Je n’ignorais pas non plus que presque tous les mercredis il allait rue Fortuny avec sa secrétaire.
— Quelle était votre intention ?
— Je n’en avais pas. C’était l’homme qui avait joué le plus grand rôle dans ma vie, puisqu’il m’avait enlevé toute dignité et toute possibilité de remonter la pente.
— Vous étiez armé ?
Pigou tira un petit automatique bleuté de la poche de son pantalon, se leva et alla le poser sur le guéridon en face de Maigret.
— Je l’avais emporté pour le cas où l’envie me prendrait de me suicider.
— Vous n’avez pas été tenté de le faire ?
— Plusieurs fois, surtout le soir, mais cela me faisait peur. J’ai toujours eu peur des coups, de la douleur physique. Chabut a peut-être eu raison : je suis un lâche.
— Il faut que je vous interrompe un moment pour donner un coup de téléphone. Vous allez en comprendre la raison.
Il appela le quai des Orfèvres.
— Passez-moi l’inspecteur Lapointe, s’il vous plaît, mademoiselle...
Pigou faillit dire quelque chose mais se tut. Dans la cuisine Mme Maigret préparait de nouveaux grogs.
CHAPITRE VIII
— C’est toi ? questionnait Maigret.
— Vous n’êtes pas couché, patron ? Vous n’avez même pas la voix de quelqu’un qui vient de s’éveiller. Je n’ai reçu aucun rapport.
— Je sais.
— Comment pouvez-vous le savoir ? D’où me téléphonez-vous ?
— De chez moi.
— Il est trois heures du matin.
— Tu peux rappeler tous les hommes. Leurs planques sont finies.
— Vous l’avez découvert ?
— Il est ici, en face de moi, et nous bavardons tranquillement tous les deux.
— Il est venu de lui-même ?
— Je ne me vois pas courant après lui boulevard Richard-Lenoir.
— Comment est-il ?
— Bien.
— Vous avez besoin de moi ?
— Pas encore. Mais reste au bureau. Rappelle les différentes patrouilles. Préviens Janvier, Lucas, Torrence et Lourtie. Je t’appellerai plus tard.
Il raccrocha et se tut pendant que Mme Maigret changeait les verres vides pour des verres pleins.
— J’ai oublié de vous dire, Pigou, que bien que nous soyons chez moi et non au quai des Orfèvres, je reste un policier et que je me réserve le droit de me servir de tout ce que vous pourrez me dire.
— C’est naturel.
— Vous connaissez un bon avocat ?
— Non. Ni bon ni mauvais.
— Vous en aurez besoin demain, quand vous serez entendu par le juge d’instruction. Je vous donnerai quelques noms.
— Je vous remercie.
Le coup de téléphone avait quelque peu refroidi l’atmosphère qui était devenue plus guindée.
— À votre santé.
— À la vôtre.
Et il plaisanta :
— Je ne crois pas que je boirai à nouveau un grog d’ici longtemps. Ils vont me saler, n’est-ce pas ?
— Pour quelle raison vous salerait-on ?
— D’abord, parce que c’était un homme riche et influent. Ensuite, parce que je n’ai même pas une raison à donner.
— Quand l’idée vous est-elle venue de le tuer ?
— Je ne sais pas. J’ai d’abord dû quitter mon hôtel de la Bastille et c’est alors que je suis allé rue de la Grande-Truanderie. Cela a été très dur. Je rentrais au petit jour, après avoir déchargé des légumes aux Halles, et je pleurais chaque fois avant de m’endormir. L’odeur m’écœurait et même les bruits de l’hôtel. Il me semblait que j’étais désormais en marge du monde, dans un univers différent.
« Pendant la journée, il m’arrivait encore de me traîner place des Vosges, quai de Charenton, avenue de l’Opéra, et, deux ou trois fois, je suis même allé guetter Liliane en me cachant dans le cimetière du Montparnasse.
« Quand j’apercevais Chabut, il m’arrivait de plus en plus souvent de murmurer à mi-voix :
« — Je le tuerai.
« Ce n’étaient que des mots que je prononçais machinalement. Je n’avais pas vraiment l’intention de le tuer. De loin, je le regardais vivre, si je puis dire. Je regardais sa grosse voiture rouge, son visage plein d’assurance, ses vêtements merveilleusement coupés et toujours sans un faux pli.
« Moi, je descendais rapidement la pente. Le seul complet que j’avais emporté de la rue Froidevaux était de plus en plus fripé, couvert de taches. Mon imperméable ne me protégeait pas suffisamment du froid mais je n’avais pas de quoi acheter un manteau, même chez un fripier.
« J’étais sur le quai, à une certaine distance, quand j’ai vu Liliane pénétrer dans les bureaux du quai de Charenton. Sans doute était-elle allée d’abord avenue de l’Opéra puisque c’est là que j’étais supposé travailler.