« Elle est restée longtemps. À un certain moment j’ai vu Anne-Marie venir respirer un moment dans la cour et je me suis douté de ce qui se passait.
« Je n’étais pas jaloux. C’était seulement comme une gifle de plus. Cet homme-là se comportait comme si tout lui appartenait. J’ai grommelé une fois de plus :
« — Je le tuerai !
« Je me suis éloigné en traînant la patte. Je n’avais pas envie d’être aperçu par ma femme. »
— Quand êtes-vous allé pour la première fois rue Fortuny ?
— Vers la fin de novembre. J’étais obligé d’épargner même les tickets de métro.
Il eut un petit rire amer.
— C’est une curieuse sensation, vous savez, de n’avoir pas d’argent en poche et de savoir qu’on ne vivra jamais plus comme tout le monde. Aux Halles, on rencontre surtout des vieillards, mais il y a quelques jeunes aussi, qui ont déjà le même regard. Est-ce que j’ai ce regard-là ?
— Non.
— Je devrais, car je suis devenu comme eux. Pourtant, je continuais à penser à la gifle. Il a eu tort de me frapper. Peut-être que j’aurais oublié les mots, même les plus méprisants, les plus amoindrissants. Il m’a giflé comme si j’étais un sale gamin.
— Mercredi dernier, vous saviez, en vous rendant rue Fortuny, que ce serait la dernière fois ?
— Ça n’aurait pas été la peine de venir ici, n’est-ce pas, pour ne pas être sincère ? Je ne savais pas que je le tuerais, cela, je le jure, et vous pouvez me croire. À vous, je mentirais pas.
— Quel était votre état d’esprit ?
— Je sentais que cela ne pouvait pas continuer. J’étais arrivé à l’étage le plus bas. Un jour ou l’autre, on me ramasserait dans une rafle, ou bien je tomberais malade et on m’emmènerait à l’hôpital. Il fallait qu’il arrive quelque chose.
— Quoi, par exemple ?
— J’aurais pu lui rendre sa gifle. S’il sortait avec Anne-Marie de l’hôtel particulier, je m’avancerais vers lui...
Il secoua la tête.
— Ce n’était pas possible, car il était beaucoup plus fort que moi. J’ai attendu neuf heures. J’ai vu la lumière s’allumer dans le hall et il est sorti seul. Mon automatique était encore dans ma poche, mais cela ne m’a pris qu’un instant de l’en retirer.
« J’ai tiré sans pour ainsi dire viser, trois ou quatre fois, je ne sais plus. »
— Quatre.
— Ma première idée fut de rester sur place, d’attendre la police. J’ai eu peur d’être frappé. Je me suis mis à courir vers le métro de l’avenue de Villiers. Personne ne m’a poursuivi. Je me suis retrouvé aux Halles et je me suis embauché machinalement pour coltiner des légumes. Je n’aurais pas pu rester seul dans ma chambre.
« Voilà, monsieur le commissaire. Je crois que je vous ai tout dit. »
— Pourquoi m’avez-vous téléphoné ?
— Je ne sais pas. Je me sentais seul et je me disais que personne ne me comprendrait jamais. Dans les journaux, j’ai souvent lu des articles sur votre compte. J’aurais voulu vous connaître. J’avais plus ou moins décidé de me tirer une balle dans la tête.
« Alors, j’ai cherché un dernier contact, mais j’avais toujours peur, pas de vous, mais de vos agents. »
— Mes inspecteurs ne frappent pas.
— On le dit, pourtant.
— On dit beaucoup de choses, Pigou. Vous pouvez allumer votre cigarette. Vous avez encore peur ?
— Non. Je vous ai téléphoné une deuxième fois, puis, presque tout de suite après je vous ai écrit dans un café du boulevard du Palais. Je me sentais près de vous. J’aurais voulu vous suivre dans les rues, mais je ne pouvais pas le faire parce que vous étiez toujours en voiture. J’avais eu le même problème avec Chabut.
« Il fallait que je vous précède, que je devine d’avance où vous alliez vous rendre.
« C’est ainsi que j’étais là quand vous êtes allé quai de Charenton. Il était fatal qu’Anne-Marie vous parle. Je n’ai même pas imaginé qu’elle ne le ferait pas le premier jour.
« Il est vrai que la scène a eu lieu en juin et que pour elle c’était déjà de l’histoire ancienne.
« Je vous ai vu place des Vosges aussi. »
— Et quai des Orfèvres.
— Oui. Je me disais que ce n’était pas la peine de me cacher puisque je me ferais fatalement prendre. Car vous n’auriez pas tardé à m’arrêter, n’est-ce pas ?
— Si vous étiez resté aux Halles, vous auriez sans doute été repéré et arrêté cette nuit. À dix heures, ils avaient découvert l’hôtel du Cygne et ils vous auraient sans doute trouvé, au cours de la nuit, dans un des bistrots de la rue. Vous vous êtes mis à boire ?
— Non.
C’était rare qu’on dégringole de la sorte sans s’adonner à la boisson.
— J’ai failli entrer au quai des Orfèvres et demander à vous parler. Je me suis dit qu’on me mettrait entre les mains de n’importe quel inspecteur et que je n’aurais pas la chance de vous approcher. Alors, je suis venu boulevard Richard-Lenoir.
— Je vous ai vu.
— Moi aussi, je vous ai vu. Mon idée était de monter dans votre appartement. Vous vous découpiez dans le rectangle de la fenêtre, avec la lumière derrière vous, et, dans votre robe de chambre, vous paraissiez énorme. J’ai été pris de panique et je me suis éloigné rapidement. J’ai rôdé dans le quartier pendant des heures. Je suis passé plus de cinq fois devant chez vous alors qu’il n’y avait plus de lumière dans l’appartement.
— Vous permettez un instant ?
Il composait à nouveau le numéro du quai des Orfèvres.
— Passez-moi Lapointe, je vous prie. Allô ! Les hommes sont rentrés chez eux ? Qui est là-bas avec toi ?
— Lucas est de garde. Janvier vient d’arriver.
— Vous allez venir tous les deux chez moi. Prenez une voiture.
— Ils vont m’emmener ? questionna Pigou quand Maigret raccrocha.
— C’est nécessaire.
— Je comprends, mais cela me fait quand même peur, comme d’aller chez le dentiste.
Il avait tué un homme. Il était venu de lui-même chez Maigret mais son sentiment dominant, c’était la peur. La peur des coups, des brutalités.
C’est à peine s’il faisait encore allusion à son crime.
Maigret se rappelait le jeune Stiernet qui avait tué sa grand-mère de nombreux coups de couteau et c’est tout juste s’il n’avait pas dit :
— Je ne l’ai pas fait exprès.
Il regarda lourdement Pigou, comme s’il essayait de voir tout au fond de celui-ci. Le comptable était troublé par ce regard.
— Vous n’avez pas de questions à me poser ? demandait-il.
— Je ne crois pas. Non.
À quoi bon lui demander s’il regrettait son geste de la rue Fortuny ? Est-ce que Stiernet regrettait d’avoir frappé ?
On lui poserait sans doute la question aux assises, et s’il répondait la vérité, il y aurait des mouvements divers, voire un murmure réprobateur dans le prétoire.
Ils restèrent un long moment silencieux et Maigret vida son verre. Puis il entendit une voiture qui s’arrêtait devant la maison, une portière, puis une autre qui claquait.
Il alluma une dernière pipe, plus pour se donner une contenance que par envie de fumer. Il y avait des pas dans l’escalier. Il alla ouvrir la porte. Les deux hommes regardaient curieusement dans le salon où la lumière formait des nuages bleutés autour de la lampe et du plafonnier.
— Gilbert Pigou. Nous venons d’avoir un long entretien. Demain, nous procéderons à l’interrogatoire officiel.
Le comptable les regardait, un peu rassuré par leur comportement. Ils n’avaient pas l’air de gens qui frappent les autres.
— Vous allez l’emmener au Quai et le laisser dormir quelques heures. Je serai là vers la fin de la matinée.
Lapointe lui adressa un signe qu’il ne comprit pas tout de suite car il se sentait à bout de fatigue. C’étaient ses poignets que l’inspecteur désignait, ce qui signifiait évidemment :