Il y avait alors trois étapes distinctes : l'enquête, qui était, à Paris, l'affaire du Quai des Orfèvres ; l'instruction ; et enfin, plus tard, après l'examen du dossier par la chambre des mises en accusation, le procès aux assises.
— Moers t'a parlé des poils ?
— Oui. Du chat sauvage.
— Je viens de téléphoner à un fourreur. Tu ferais bien de te renseigner sur les couvertures en chat sauvage qui ont été vendues à Paris. Et, en questionnant les garagistes...
— Je suis seul là-dessus.
— Je sais, vieux.
— J'ai envoyé un premier rapport. Le juge Cajou m'a convoqué cet après-midi, à cinq heures, Cela va faire un drame. Comme j'étais de service la nuit dernière, je devais être libre aujourd'hui et quelqu'un m'attend. Je téléphonerai, mais je sais qu'on ne me croira pas et cela créera des complications à n'en plus finir...
Une femme, bien sûr !
— Si je trouve quelque chose, je te passerai un coup de fil. Surtout, ne dis pas au juge que je m'en occupe.
— Compris !
Maigret rentra déjeuner chez lui. L'appartement était aussi propre, les parquets et les meubles aussi bien astiqués que chez la vieille Cuendet.
Il faisait chaud aussi et il y avait un poêle, malgré les radiateurs, car Maigret avait toujours aimé les poêles et il avait obtenu longtemps de l'administration qu'on lui en laisse un dans son bureau.
Il régnait une bonne odeur de cuisine. Pourtant, il lui semblait soudain qu'il manquait quelque chose, il n'aurait pu dire quoi.
Chez la mère d'Honoré, l'atmosphère était encore plus calme et plus enveloppante, peut-être par contraste avec l'animation de la rue. Par la fenêtre, on touchait presque les échoppes et on entendait les appels des marchands.
Le logement était plus bas de plafond, plus petit, plus replié sur lui-même. La vieille y vivait du matin au soir, du soir au matin. Et, Honoré absent, on n'en sentait pas moins où était sa place.
Il se demanda un instant s'il n'achèterait pas un chien et un chat, lui aussi.
C'était stupide. Il n'était pas une vieille femme, ni un gamin de la campagne venu vivre en solitaire dans la rue la plus populeuse de Paris.
— À quoi penses-tu ?
Il sourit.
— À un chien.
— Tu as l'intention d'acheter un chien ?
— Non. D'ailleurs ce ne serait pas la même chose. Celui-là a été trouvé dans la rue, les deux pattes cassées...
— Tu ne fais pas la sieste ?
— Pas le temps, hélas !
— On dirait que tes préoccupations sont à la fois agréables et déplaisantes...
Il fut frappé par la justesse de l'observation. La mort de Cuendet le rendait mélancolique et chagrin. Il en voulait personnellement à ses assassins, comme si le Vaudois eût été un ami, un camarade, en tout cas une vieille relation.
Il leur en voulait aussi de l'avoir défiguré et de l'avoir jeté, comme une bête morte, dans une allée du bois de Boulogne, sur la terre gelée où le corps avait dû rebondir.
En même temps, il ne pouvait s'empêcher de sourire en pensant à la vie de Cuendet et, à ses manies qu'il s'efforçait de comprendre. Chose curieuse, alors qu'ils étaient si différents l'un de l'autre, il avait l'impression d'y parvenir.
Certes, au début de sa carrière, si l'on peut dire, quand il n'était qu'un maigre apprenti, Honoré s'était fait la main de la façon la plus banale qui soit, celle de tous les mauvais garçons nés dans des quartiers pauvres, chipant sans distinction ce qui se trouvait à sa portée.
Il ne revendait même pas les objets acquis de la sorte, les entassait dans sa mansarde, comme un jeune chien entasse des croûtons et de vieux os sous sa paillasse.
Pourquoi, considéré comme un soldat modèle, avait-il déserté par deux fois ? Gauchement ! Bêtement ! Les deux fois, il s'était laissé reprendre sans tenter de fuir ou de résister.
À Paris, dans le quartier de la Bastille, il se perfectionnait et on commençait à voir se dessiner sa manière. Il n'appartenait à aucune bande. Il n'avait pas d'amis. Il travaillait seul.
Serrurier, chaudronnier, bricoleur, habile de ses mains, méticuleux, il apprenait à pénétrer dans des magasins, dans des ateliers, dans des entrepôts.
Il n'était pas armé. Il n'avait jamais possédé une arme, fût-ce un couteau à cran d'arrêt.
Pas une fois il n'avait provoqué l'alarme, laissé une trace. C'était l'homme silencieux par excellence, dans sa vie comme dans son travail.
Quels étaient ses rapports avec les femmes ? On n'en trouvait pas dans sa vie. Il n'avait jamais cohabité qu'avec sa mère et, s'il s'offrait des amours de passage, il devait le faire discrètement, dans des quartiers éloignés où nul ne le remarquait.
Il pouvait rester des heures assis dans un café, près de la vitre, devant une chopine de vin blanc. Il pouvait aussi guetter, pendant des journées entières, à la fenêtre d'une chambre meublée, tout comme, rue Mouffetard, il lisait au coin du feu.
Il n'avait presque pas de besoins. Or, la liste des bijoux volés, pour ne parler que des vols qu'on pouvait raisonnablement lui attribuer, représentait une fortune.
Lui arrivait-il d'aller, ailleurs qu'à Paris, mener une autre vie et dépenser son argent ?
— Je pense, expliquait Maigret à sa femme, à un drôle de type, un cambrioleur...
— Celui qui a été assassiné ce matin ?
— Comment le sais-tu ?
— C'est dans le journal de midi qu'on vient de me monter.
— Laisse voir.
— Il n'y a que quelques lignes. Je suis tombée dessus par hasard.
Un cadavre au bois de Boulogne.
La nuit dernière vers trois heures, deux agents cyclistes du XVIe arrondissement ont découvert, dans une allée du bois de Boulogne, le corps d'un homme au crâne défoncé. Il s'agit d'Honoré Cuendet, d'origine suisse, 50 ans, repris de justice. Selon le juge d'instruction Cajou, qui a été chargé de l'affaire et qui s'est transporté sur les lieux en compagnie du substitut Kernavel et du médecin légiste, il s'agirait d'un règlement de comptes.
— Qu'est-ce que tu disais ?
Le « règlement de comptes » le mettait en boule, car cela signifiait que, pour ces messieurs du Palais de Justice, l'affaire était pratiquement enterrée. Comme disait un procureur :
« Qu'ils s'entretuent donc jusqu'au dernier. C'est autant de besogne en moins pour le bourreau et autant de gagné pour le contribuable. »
— Je disais... Ah ! oui... Imagine un cambrioleur qui choisirait, exprès, des maisons ou des appartements occupés...
— Pour y pénétrer ?
— Oui. Chaque année, à Paris, et pour ainsi dire à chaque saison, des appartements restent vides pendant plusieurs semaines tandis que les locataires sont à la mer, à la montagne, dans leur château ou à l'étranger.
— On les cambriole, non ?
— On les cambriole, c'est vrai. Des spécialistes, qui ne s'attaqueront jamais à une habitation où ils risquent de rencontrer des gens.
— Où veux-tu en venir ?
— À mon Cuendet qui, lui, ne s'intéresse qu'aux appartements occupés. Souvent, il attend, pour y pénétrer, que les maîtres soient rentrés du théâtre ou d'ailleurs, que la femme ait déposé ses bijoux dans une pièce voisine ou même, parfois, sur un meuble de la chambre à coucher.
Mme Maigret répliqua avec logique :
— S'il opérait quand la femme se trouve à une soirée, il ne trouverait pas les bijoux, puisque tu dis qu'elle les porte.
— Il en trouverait probablement d'autres, en tout cas, des objets de valeur, des tableaux, de l'argent liquide.
— Tu veux dire que, chez lui, c'est une sorte de vice ?
— Le mot est peut-être trop fort, mais je soupçonne que c'était une manie, qu'il ressentait un certain plaisir à s'introduire dans la vie toute chaude des gens. Une fois, il a pris un chronomètre sur la table de nuit d'un homme qui dormait et qui n'a rien entendu.