Il y avait un second mort, un passant de trente-cinq ans, père de famille, tué sur le coup sans se douter de ce qui lui arrivait.
Pour la première fois depuis que cette série de hold-up avait commencé, on tenait un membre de la bande, celui que l'agent Margeret, qui se trouvait miraculeusement sur place, avait abattu.
— Mon idée était de lui tirer dans les jambes pour l'empêcher de fuir...
La balle n'en avait pas moins atteint l'homme à la nuque et, à l'hôpital Beaujon où une ambulance l'avait transporté, il restait dans le coma.
Lucas, Janvier, Torrence se relayaient à la porte de sa chambre, guettant l'instant où il pourrait enfin parler, car on ne désespérait pas de le sauver.
Le lendemain, comme le chauffeur de la voiture-pie l'avait prévu, les rues de Paris étaient couvertes de verglas. Il faisait sombre. Les autos n'avançaient qu'au pas. Des camions de la municipalité répandaient du sable dans les principales artères.
Le grand couloir de la P. J. était plein de gens qui attendaient en silence et Maigret, avec chacun, reprenait patiemment les mêmes questions en traçant des signes cabalistiques sur un plan des lieux dressé par les services compétents.
Dès le soir du hold-up, il s'était rendu à Fontenay-aux-Roses, au domicile du gangster abattu, un nommé Joseph Raison, que sa carte d'identité donnait comme ajusteur.
Dans un immeuble neuf, il avait trouvé un appartement clair et coquet, une jeune femme blonde, deux petites filles de six et neuf ans occupées à leurs devoirs.
Joseph Raison, qui avait quarante-deux ans, était vraiment ajusteur et travaillait dans une usine du quai de Javel. Il possédait une 2 CV et, chaque dimanche, emmenait sa famille à la campagne.
Sa femme prétendait n'y rien comprendre et Maigret la croyait sincère.
— Je ne vois pas pourquoi il aurait fait ça, monsieur le commissaire. Nous étions heureux. Nous avions acheté cet appartement il y a à peine deux ans. Joseph gagnait bien sa vie. Il ne buvait pas, ne sortait presque jamais seul...
Le commissaire l'avait conduite à Beaujon pendant qu'une voisine gardait les enfants. Elle avait pu voir son mari pendant quelques instants puis, malgré son insistance, sur l'ordre des médecins, on l'avait ramenée chez elle.
Il fallait maintenant s'y retrouver dans le fouillis de témoignages confus et contradictoires. Certains en avaient trop vu, d'autres pas assez.
— Si je parle, ces gens-là sauront bien me retrouver...
Il en ressortait malgré tout une description à peu près plausible des deux hommes qui avaient encadré le caissier, surtout de celui qui avait arraché la serviette.
Mais c'est seulement en fin d'après-midi qu'un des garçons de café crut reconnaître Fernand sur une des photographies qu'on lui montrait.
— Il est entré dans l'établissement dix ou quinze minutes avant le hold-up et m'a commandé un café-crème. Il était assis à un guéridon près de la porte, tout contre la vitre...
Le deuxième jour après le drame, Maigret obtenait un autre témoignage au sujet de Fernand qui était vêtu, le 31 janvier, d'un épais manteau brun.
Ce n'était pas grand-chose, mais cela indiquait que le commissaire ne s'était pas trompé en pensant que l'ancien prisonnier de Saint-Martin-de-Ré était la tête de la bande.
Le blessé, à Beaujon, avait repris connaissance pendant quelques instants mais n'avait fait que murmurer :
— Monique...
C'était le prénom de sa plus jeune fille.
Maigret était fort intéressé par une autre découverte : c'est que Fernand ne recrutait plus exclusivement ses hommes parmi les mauvais garçons.
Le Parquet lui téléphonait d'heure en heure et il envoyait rapport sur rapport. Il ne pouvait sortir de son bureau sans être entouré d'une grappe de journalistes.
À onze heures, le vendredi, le couloir était enfin vide. Maigret discutait avec Lucas qui venait de Beaujon, lui parlait de l'opération qu'un chirurgien connu allait tenter sur le blessé. On frappa à la porte. Il cria, impatient :
— Entrez !
C'était Fumel qui, sentant le moment mal choisi, se faisait tout petit. II devait avoir attrapé un rhume de cerveau, car il avait le nez rouge, les yeux humides.
— Je peux revenir...
— Entre !
— Je crois que j'ai trouvé une piste... Ou plutôt c'est la brigade des garnis qui l'a trouvée pour moi... Je sais où Cuendet a vécu pendant les cinq dernières semaines...
C'était un soulagement, un délassement presque, pour Maigret, d'entendre parler de son Vaudois tranquille.
— Dans quel quartier ?
— Son ancien quartier... Il occupait une chambre dans un petit hôtel de la rue Neuve-Saint-Pierre...
— Derrière l'église Saint-Paul ?
Une rue étroite, vieillotte, entre la rue Saint-Antoine et les quais. C'était rare d'y voir passer une auto et il n'y avait que quelques boutiques.
— Raconte.
— Il paraît que c'est surtout un hôtel de passe. Ils ont pourtant quelques chambres au mois. Cuendet y vivait sans se faire remarquer, ne sortant guère de chez lui que pour aller manger dans un petit restaurant qu'on appelle le Petit Saint-Paul.
— Qu'est-ce qu'il y a en face de l'hôtel ?
— Une maison du XVIIIe siècle, avec une cour d'honneur et de hautes fenêtres, qu'on a entièrement restaurée il y a quelques années...
— Qui l'habite ?
— Une dame seule, avec ses domestiques, bien entendu. Une certaine Mme Wilton.
— Tu t'es renseigné sur elle ?
— J'ai commencé mais, dans le quartier, on ne sait à peu près rien.
C'était la mode, depuis une dizaine d'années, pour les gens fort riches, de racheter un vieil immeuble du Marais, rue des Francs-Bourgeois, par exemple, et de le remettre plus ou moins dans son état primitif.
Cela avait commencé par l'île Saint-Louis et, maintenant, on cherchait les anciens hôtels particuliers partout où il s'en trouvait encore, fût-ce dans les rues les plus populeuses.
— Il y a même un arbre dans la cour... On ne voit pas beaucoup d'arbres dans le quartier...
— La dame est veuve ?
— Divorcée. Je suis allé voir un journaliste à qui je donne parfois des tuyaux, quand cela ne peut pas nuire... C'est lui qui, cette fois, m'a renseigné... Bien que divorcée, elle voit encore assez souvent son ancien mari et il leur arrive de sortir ensemble...
— Comment s'appelle-t-il?
— Wilton. Stuart Wilton. Avec son autorisation, paraît-il, elle a conservé son nom. Son nom de jeune fille, que j'ai trouvé au commissariat du quartier, est Florence Lenoir. Sa mère était repasseuse rue de Rennes et son père, qui est mort depuis longtemps, agent de police. Elle a fait du théâtre. D'après mon journaliste, elle dansait avec une troupe de girls au Casino de Paris et Stuart Wilton, déjà marié, a divorcé pour l'épouser...
— Il y a combien de temps ?
Maigret crayonnait sur son buvard, évoquant Honoré Cuendet à la fenêtre du petit hôtel louche.
— Une dizaine d'années à peine... L'hôtel particulier appartenait à Wilton. Il en possède un autre, qu'il habite actuellement, à Auteuil, et le château de Besse, près de Maisons-Laffitte...
— Il fait courir ?
— Pas d'après mes renseignements, c'est un assidu des courses, mais il ne possède pas d'écurie.
— Il est américain ?
— Anglais. Il vit en France depuis très longtemps.
— D'où vient sa fortune ?
— Je ne fais toujours que vous répéter ce qu'on m'a raconté. Il appartient à une famille de gros industriels et a hérité d'un certain nombre de brevets. Cela rapporte beaucoup d'argent sans qu'il ait à s'en occuper. Il voyage une partie de l'année, loue, chaque été, une villa au Cap-d'Antibes ou au Cap-Ferrat et appartient à un certain nombre de clubs. Mon journaliste affirme que c'est un homme fort connu, mais seulement dans un milieu fermé dont on parle rarement dans les journaux....