Il était midi quand il se dirigea vers le Petit Saint-Paul où il demanda d'abord un jeton afin de téléphoner à sa femme qu'il ne rentrerait pas déjeuner.
Il n'en oubliait pas Fernand et ses gangsters, mais c'était plus fort que lui.
Chapitre 5
En réalité, c'était une récréation qu'il s'était offerte, comme à la sauvette, et il en avait un peu de remords. Pas trop cependant parce que, d'abord, Olga n'avait pas exagéré quant à l'andouillette, ensuite parce que le beaujolais, encore qu'un peu épais, n'en était pas moins fruité, enfin parce que, dans un coin, devant une table sur laquelle du papier rugueux tenait lieu de nappe, il avait pu ruminer à son aise.
La patronne, courte et grosse, un chignon gris sur le sommet de la tête, entrouvrait parfois la porte de la cuisine pour jeter un coup d'œil dans la salle et portait un tablier du même bleu qu'autrefois la mère de Maigret, Un bleu qui restait plus sombre sur les bords et devenait plus pâle vers le milieu où on avait frotté davantage au lavage.
C'était vrai aussi que la fille de salle, une grande brune au teint décoloré, avait la mine revêche, l'expression méfiante. De temps en temps, ses traits se crispaient, au passage d'une douleur, et le commissaire aurait juré qu'elle venait de faire une fausse-couche.
Il y avait des ouvriers en tenue de travail, quelques Nord-Africains, une vendeuse de journaux vêtue d'un veston d'homme et coiffée d'une casquette.
À quoi bon montrer la photographie de Cuendet à la servante ou au patron à moustaches qui s'occupait du vin ? De la place que Maigret occupait et qui avait sans doute été la sienne, le Vaudois pouvait, à condition d'essuyer la buée sur la vitre toutes les trois minutes, surveiller la rue et l'hôtel particulier.
Il n'avait surement fait de confidences à personne. On l'avait pris, comme partout, pour un petit monsieur tranquille et, dans un certain sens, c'était vrai.
Cueudet, dans son genre, était un artisan et, parce que Maigret pensait en même temps aux types de la rue La Fayette — c'était ça qu'il appelait ruminer — il le trouvait un tantinet démodé, comme ce restaurant, d'ailleurs, qui ne tarderait pas à faire place à un établissement plus clair où les clients se serviraient eux-mêmes.
Maigret avait connu d'autres solitaires, en particulier le fameux Commodore, portant monocle, œillet rouge à la boutonnière, descendant dans les plus grands palaces, impeccable et digne sous ses cheveux blancs, qu'on n'avait jamais pu prendre la main dans le sac.
Celui-là n'avait jamais mis les pieds en prison et nul ne savait comment il avait fini. S'était-il retiré à la campagne sous une nouvelle identité ou bien avait-il filé ses vieux jours au soleil d'une île du Pacifique ? Avait-il été assassiné par un truand qui en voulait à son magot ?
Il existait des bandes organisées à cette époque-là aussi, mais elles ne travaillaient pas de la même manière et surtout leur recrutement était différent.
Vingt ans plus tôt encore, par exemple, dans une affaire comme celle de la rue La Fayette, Maigret aurait su immédiatement où chercher, dans quel quartier, pour ainsi dire dans quel bistrot fréquenté par les mauvais garçons.
Alors, ils savaient à peine lire et écrire et ils portaient leur profession sur leur visage.
Maintenant, c'étaient des techniciens. Le hold-up de la rue La Fayette, comme les précédents, avait été monté minutieusement, et il avait fallu un hasard improbable pour qu'un des hommes reste sur le carreau, la présence, dans la foule, d'un sergent de ville en congé qui, contre les règlements, était armé et, perdant son sang-froid, risquant d'atteindre un innocent dans la foule, avait tiré.
Cuendet aussi, il est vrai, s'était modernisé. Une phrase de la fille qui habitait la chambre voisine revenait à l'esprit de Maigret. Elle avait parlé des gens qui prennent le thé à cinq heures. Pour elle, c'était un monde à part. Pour le commissaire également. Le Vaudois, lui, avait pris la peine d'étudier avec soin les faits et gestes quotidiens de ces gens-là.
Il ne cassait pas de carreaux, n'utilisait pas de pince-monseigneur, n'abîmait rien.
Dehors, les passants marchaient vite, les mains dans les poches, le visage raide de froid, chacun avec ses petites affaires, ses petites préoccupations dans la tête, chacun avec son drame personnel et la nécessité, pour tous, de faire quelque chose.
— L'addition, mademoiselle...
Elle crayonnait les chiffres sur la nappe en papier gaufré en remuant les lèvres et en regardant parfois l'ardoise sur laquelle étaient écrits les prix des plats.
Il retourna au bureau à pied et, dès qu'il s'assit à sa place. devant ses dossiers et ses pipes, la porte livra passage à Lucas. Ils ouvrirent la bouche en même temps. Le commissaire parla le premier.
— Il faudrait envoyer quelqu'un relayer Fumel, rue Neuve-Saint-Pierre, à l'hôtel Lambert.
Pas quelqu'un appartenant à ce qu'on aurait pu appeler son équipe personnelle, mais un homme comme Lourtie, par exemple, ou comme Lesueur. Ni l'un ni l'autre n'était libre et c'est Baron qui quitta un peu plus tard le Quai des Orfèvres avec des instructions.
— Et toi ? Que voulais-tu me dire ?
— Il y a du nouveau. L'inspecteur Nicolas a peut-être mis le doigt sur quelque chose.
— Il est ici ?
— Il vous attend.
— Fais-le entrer.
C'était un homme qui passait inaperçu et, pour cette raison, on l'avait envoyé rôder à Fontenay-aux-Roses. Sa mission était de faire parler, sans en avoir l'air, les voisins du ménage Raison, les fournisseurs, les ouvriers du garage où le gangster blessé laissait sa voiture.
— Je ne sais pas encore, patron, si ça nous conduira quelque part, mais j'ai l'impression qu'on tient peut-être un bout du fil. Hier soir, déjà, j'ai appris que Raison et sa femme fréquentaient un autre ménage qui habite l'immeuble. Ils étaient même très amis. Le soir, il leur arrivait de regarder la télévision ensemble. Quand ils allaient au cinéma, une des deux femmes gardait les enfants de l'autre en même temps que les siens.
« Ces gens-là s'appellent Lussac. Ils sont plus jeunes que les Raison. René Lussac n'a que trente et un ans et sa femme deux ou trois ans de moins. Elle est très jolie et ils ont un petit garçon de deux ans et demi.
« Selon vos instructions, je me suis donc attaché à René Lussac, qui est représentant de commerce pour une maison d'instruments de musique. Il a une voiture, lui aussi, une Floride.
« Hier soir, je l'ai suivi quand il est sorti de chez lui après le dîner. Je disposais d'une bagnole. Il ne se doutait pas que j'étais derrière lui, sinon il m'aurait semé sans peine.
« Il s'est rendu dans un café de la porte de Versailles, le café des Amis, un endroit calme, fréquenté par des commerçants du quartier qui viennent y faire leur partie de cartes.
« Deux personnages l'y attendaient et ils ont joué à la belote comme des gens qui ont l'habitude d'occuper la même table.
« Cela m'a paru bizarre. Lussac n'a jamais habité le quartier de la porte de Versailles. Je me suis demandé pourquoi il venait de si loin pour faire sa partie dans un établissement assez peu attrayant. »
— Tu étais à l'intérieur du café ?
— Oui. J'étais sûr qu'il ne m'avait pas repéré à Fontenay-aux-Roses et je ne risquais rien en me montrant. Il ne s'est pas occupé de moi. Tous les trois jouaient normalement. mais il leur arrivait assez souvent de regarder l'heure.
« À neuf heures et demie, exactement, Lussac a demandé un jeton à la caisse et s'est enfermé dans la cabine téléphonique, où il est resté environ dix minutes. Je pouvais le voir à travers la vitre. Il ne téléphonait pas à Paris car, après avoir décroché une première, fois, il n'a dit que quelques mots et a raccroché. Sans sortir de la cabine, il a attendu et la sonnerie a retenti quelques instants plus tard. Autrement dit, la communication a passé par l'inter ou par le régional.