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Cela représentait trente ans de métier, plusieurs visites à ce logement où il ne se sentait pas un étranger.

— Pour découvrir ses meurtriers, justement, j'ai besoin de savoir quand vous l'avez vu pour la dernière fois. Il n'a pas dormi ici depuis plusieurs jours, n'est-ce pas ?

— À son âge, on a bien le droit...

Et s'interrompant, les paupières soudain gonflées :

— Où est-il, à cette heure ?

— Vous le verrez plus tard. Un inspecteur viendra vous chercher.

— On l'a transporté à la morgue ?

— À l'institut médico-légal, oui.

— Il a souffert ?

— Non.

— On a tiré sur lui ?

Des larmes coulaient sur ses joues, mais elle n'avait pas de sanglots et regardait toujours Maigret avec un reste de méfiance.

— On l'a frappé.

— Avec quoi ?

On aurait dit qu'elle voulait reconstituer en esprit la mort de son fils.

— On l'ignore. Un objet lourd.

Elle portait, d'instinct, la main à sa tête et faisait une grimace de douleur.

— Pourquoi ?

— Nous le saurons, je vous le jure, C'est pour le découvrir que je suis ici et que j'ai besoin de vous. Asseyez-vous madame Cuendet.

— Je ne peux pas.

Pourtant, ses genoux tremblaient.

— Vous n'avez rien à boire ?

— Vous avez soif ?

— Non. C'est pour vous. J'aimerais que vous preniez un petit verre.

Il se souvenait qu'elle buvait volontiers et, en effet, elle alla prendre dans le buffet de la salle à manger un flacon d'eau-de-vie blanche.

Même dans un moment comme celui-ci, elle éprouvait le besoin de tricher un peu.

— Je la gardais pour mon fils... Il lui arrivait d'en prendre une goutte, après le dîner...

Elle remplissait deux verres à fond épais.

— Je me demande, répétait-elle, pourquoi on l'a tué. Un garçon qui n'a jamais fait de mal à personne, l'homme le plus tranquille, le plus doux de la terre... N'est-ce pas, Toto ?... Tu le sais mieux que n'importe qui, toi...

En pleurant, elle caressait le chien obèse qui remuait son bout de queue et la scène aurait sans doute paru grotesque au substitut et au juge Cajou.

Le fils dont elle parlait, n'était-il pas un repris de justice et, sans son habileté, ne serait-il pas encore en prison ?

Il n'y était allé que deux fois, dont une comme prévenu seulement, et les deux fois, c'était Maigret qui l'avait arrêté.

Ils avaient passé des heures et des heures en tête à tête, Quai des Orfèvres, à ruser tous les deux, chacun, aurait-on dit, estimant l'autre à sa juste valeur.

— Depuis combien de temps...

Maigret revenait à charge, patiemment, d'une voix égale, sur un fond de bruits du marché.

— Il y a bien un mois, cédait-elle enfin.

— Il ne vous a rien dit ?

— Il ne me parlait jamais de rien de ce qu'il faisait en dehors d'ici.

C'était vrai, Maigret en avait eu jadis la preuve.

— Il n'est pas venu vous voir une seule fois pendant ce temps ?

— Non. Et pourtant, la semaine dernière, c'était mon anniversaire. Il m'a envoyé des fleurs.

— D'où les a-t-il envoyées ?

— C'est un livreur qui les a apportées.

— Il n'y avait pas le nom du fleuriste ?

— Peut-être. Je n'ai pas regardé.

— Vous n'avez pas reconnu le livreur ? Ce n'était pas quelqu'un du quartier ?

— Je ne l'avais jamais vu.

Il ne demandait pas à fouiller la chambre d'Honoré Cuendet à la recherche d'un indice. Il n'était pas ici officiellement. On ne l'avait pas chargé de l'enquête.

L'inspecteur Fumel viendrait sans doute tout à l'heure, muni de papiers en règle signés du juge d'instruction. Il ne trouverait probablement rien. Les fois précédentes, Maigret n'avait rien trouvé non plus, que des vêtements rangés avec soin, du linge dans l'armoire, quelques livres, des outils qui n'étaient pas des outils de cambrioleur.

— Depuis combien de temps cela ne lui était-il pas arrivé de disparaître de la sorte ?

Elle cherchait dans sa mémoire. Elle n'était plus tout à fait à la conversation et devait faire un effort.

— Il a passé presque tout l'hiver ici.

— Et l'été ?

— Je ne sais pas où il est allé.

— Il ne vous a pas proposé de vous emmener à la campagne ou à la mer ?

— Je n'y serais pas allée. J'ai assez vécu à la campagne pour ne pas avoir envie d'y retourner.

Elle devait avoir une cinquantaine d'années, ou un peu plus, quand elle avait découvert Paris et la seule ville qu'elle eût connue jusqu'alors était Lausanne.

Elle était d'un petit village du canton de Vaud, Sénarclens, près d'un bourg appelé Cossonay où son mari, Gilles, travaillait comme ouvrier agricole.

Maigret n'avait fait, jadis, en vacances, avec sa femme, que traverser le pays, dont il revoyait surtout les auberges.

C'étaient ces auberges, justement, propres et paisibles, qui avaient perdu Gilles Cuendet. Petit homme aux jambes tordues, il ne parlait pas volontiers et pouvait rester des heures, dans un coin, à boire des chopines de vin blanc.

D'ouvrier agricole, il était devenu taupier, allant poser ses pièges de ferme en ferme, et on prétendait qu'il sentait aussi fort que les animaux qu'il attrapait.

Ils avaient deux enfants, Honoré et sa sœur Laurence qui, envoyée comme fille de salle à Genève, avait fini par épouser quelqu'un de l'Unesco, un traducteur, si la mémoire de Maigret était exacte, et l'avait suivi en Amérique du Sud.

— Vous avez des nouvelles de votre fille ?

— J'ai reçu des vœux au nouvel an. Elle a maintenant cinq enfants. Je peux vous montrer la carte.

Elle allait la chercher dans la pièce voisine, par besoin de bouger plutôt que pour convaincre.

— Tenez ! C'est en couleur...

L'image représentait le port de Rio de Janeiro sous un coucher de soleil d'un rouge violacé.

— Elle ne vous en écrit jamais plus ?

— À quoi bon ? Avec l'océan entre nous, on ne se reverra jamais. Elle a fait sa vie, n'est-ce pas ?

Honoré aussi avait fait la sienne, différemment. Dès l'âge de quinze ans, on l'avait envoyé travailler, lui aussi, comme apprenti chez un serrurier de Lausanne.

C'était un garçon calme et secret, guère plus bavard que son père. Il occupait une mansarde dans une vieille maison près du marché et c'est à la suite d'une dénonciation anonyme que la police, un matin, avait fait irruption dans cette pièce.

Honoré avait moins de dix-sept ans à l'époque. Chez lui, on avait trouvé de tout, les objets les plus hétéroclites dont il n'avait même pas essayé d'expliquer la provenance : réveils, outils, boîtes de conserves, vêtements d'enfant avec encore leur étiquette, deux ou trois postes de radio qu'il n'avait pas sortis de leur emballage original.

La police avait cru, d'abord, à ce qu'on appelle des vols à la roulotte, c'est-à-dire des vols accomplis sur des camions en stationnement.

Après enquête, on constatait qu'il n'en était rien, que le jeune Cuendet s'introduisait dans des magasins fermés, dans des dépôts, dans des appartements inoccupés et emportait au petit bonheur ce qui lui tombait sous la main.

À cause de son âge, on l'avait envoyé à la maison de redressement de Vennes, au-dessus de Lausanne, où, parmi les métiers qu'on lui proposait d'apprendre, il avait choisi celui de chaudronnier.

Pendant un an, il avait été un pensionnaire modèle, calme et doux, travailleur, n'enfreignant jamais le règlement.

Puis, soudain, il avait disparu sans laisser de trace et dix ans devaient s'écouler avant que Maigret le retrouve à Paris.

Son premier soin, en quittant la Suisse, où il n'avait jamais remis les pieds, avait été de s'engager dans la Légion étrangère et il avait vécu cinq ans à Sidi-Bel-Abbès et en Indochine.