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— Quand on est forcé de garder la chambre, vous savez, on a le temps de réfléchir. J’allais oublier le plus important. On a, bien entendu, cherché dans des milieux différents. Les courses cyclistes et les matches de football n’ont rien donné. J’ai fait aussi questionner tous les tenanciers du P. M. U.

— Pardon ?

— Pari-Mutuel-Urbain... Vous connaissez ces cafés où l’on peut jouer aux courses sans se déranger... je ne sais pas pourquoi, je voyais bien mon bonhomme hanter les agences du P. M. U... Cela n’a rien donné non plus...

Il avait une patience angélique. On aurait dit qu’il étirait à plaisir cet entretien téléphonique.

— Par contre, aux courses, Lucas a eu plus de chance... Cela a été long... On ne peut parler de reconnaissance formelle... Toujours à cause des déformations du visage... N’oubliez pas non plus qu’on n’est pas habitué à voir les gens morts, mais vivants, et que le fait d’être transformé en cadavre change beaucoup un homme... Pourtant, sur les hippodromes, quelques personnes se souviennent de lui... Ce n’était pas un client du pesage, mais de la pelouse... D’après un marchand de tuyaux, il était assez assidu...

— Cela ne vous a néanmoins pas suffi pour découvrir son identité ?

— Non. Mais ça et le reste, tout ce que je vous ai raconté, me permet de dire, presque à coup sûr, qu’il était dans la limonade.

— La limonade ?

— C’est le terme consacré, monsieur le juge. Il englobe les garçons de café, les plongeurs, les barmen et même les patrons. C’est un mot professionnel pour désigner tout ce qui s’occupe de la boisson, à l’exclusion de la restauration. Remarquez que tous les garçons de café se ressemblent. Je ne dis pas qu’ils se ressemblent réellement, mais ils ont un air de famille. Cent fois il vous arrivera d’avoir l’impression de reconnaître un garçon que vous n’avez jamais vu.

« La plupart ont les pieds sensibles, ce qui se conçoit. Regardez leurs pieds. Ils portent des chaussures fines et souples, presque des pantoufles. Vous ne verrez jamais un garçon de café ou un maître d’hôtel avec des souliers de sport à triple semelle. Ils ont aussi, professionnellement, l’habitude des chemises blanches.

« Je ne prétends pas que ce soit obligatoire, mais il y en a un pourcentage important qui marche en canard.

« J’ajoute que, pour une raison qui m’échappe, les garçons de café ont un goût prononcé pour les courses de chevaux et que beaucoup d’entre eux, qui travaillent de bonne heure le matin, ou de nuit, fréquentent assidûment les hippodromes.

— Bref, vous concluez que notre homme était garçon de café.

— Non. Justement non.

— Je ne comprends plus.

— Il était dans la limonade, mais il n’était pas garçon de café. J’y ai pensé pendant des heures, en somnolant.

Chaque mot devait faire sursauter le juge, sculpté dans la glace.

— Tout ce que je viens de vous dire des garçons de café, en effet, s’applique aux patrons de bistrots. Ne me taxez pas de vanité, mais j’ai toujours eu l’impression que mon mort n’était pas un employé, mais plutôt quelqu’un d’établi à son compte. C’est pourquoi ce matin, à onze heures, j’ai téléphoné à Moers. La chemise se trouve toujours à l’Identité Judiciaire. Je ne me souvenais plus de l’état dans lequel elle était. Il l’a examinée à nouveau. Remarquez que le hasard nous a servi, car elle aurait pu être neuve. Il arrive à tout le monde de mettre une chemise neuve. Par chance, elle ne l’est pas. Elle est même passablement usée au col.

— Sans doute les patrons de bar usent-ils leur chemise au col ?

— Non, monsieur le juge, pas plus que les autres.

« Mais ils ne les usent pas aux poignets. Je parle des petits bars populaires et non des bars américains de l’Opéra ou des Champs-Elysées. Un patron de bar, qui doit sans cesse plonger les mains dans de l’eau et dans la glace, a toujours les manches retroussées. Or, Moers me l’a confirmé, la chemise, usée au col, usée au point de montrer la trame, ne porte aucune trace d’usure aux poignets.

Ce qui commençait à dérouter Mme Maigret, c’est qu’il parlait maintenant avec un air de profonde conviction.

— Ajoutez à cela la brandade...

— C’est aussi un goût spécial des patrons de petits bars ?

— Non, monsieur le juge. Seulement Paris est plein de petits bars où l’on sert à manger à quelques clients. Sans nappe, vous savez, à même la table. C’est souvent la patronne qui cuisine. On n’y trouve que le plat du jour. Dans ces bars-là, où il y a des heures creuses, le patron est libre une bonne partie de l’après-midi. C’est pourquoi, depuis ce matin, deux inspecteurs battent tous les quartiers de Paris, en commençant par celui de l’Hôtel de Ville et de la Bastille. Vous remarquerez que notre homme s’est toujours tenu dans ces parages. Les Parisiens sont farouchement attachés à leur quartier, à croire qu’il n’y a que là qu’ils se sentent en sûreté.

— Vous espérez une solution prochaine ?

— J’espère une solution tôt ou tard. Voyons ? Est-ce que je vous ai tout dit ? Il me reste à vous parler de la tache de vernis.

— Quelle tache de vernis ?

— Sur le fond du pantalon. C’est Moers, toujours, qui l’a découverte. Elle est pourtant à peine visible. Il affirme que c’est du vernis frais. Il a ajouté que ce vernis a été étendu sur un meuble voilà trois ou quatre jours. J’ai envoyé dans les gares, à commencer par la gare de Lyon.

— Pourquoi la gare de Lyon ?

— Parce que c’est comme le prolongement du quartier de la Bastille.

— Et pourquoi une gare ?

Maigret soupira. Bon Dieu ! que c’était long à expliquer ! Et comme un juge d’instruction peut manquer du sens le plus élémentaire des réalités ! Comment des gens qui n’ont jamais mis les pieds dans un bistrot, ni dans un P. M. U., ni sur la pelouse des champs de courses, comment des gens qui ne savent pas ce que signifie le mot limonade peuvent-ils se prétendre capables de déchiffrer l’âme des criminels ?

— Vous devez avoir mon rapport sous les yeux.

— Je l’ai relu plusieurs fois.

— Quand j’ai reçu le premier coup de téléphone, mercredi à onze heures du matin, il y avait déjà longtemps que l’homme avait quelqu’un sur les talons. Depuis la veille au moins. Il n’a pas pensé tout de suite à avertir la police. Il espérait s’en tirer par ses propres moyens. Pourtant il avait déjà peur. Il savait qu’on en voulait à sa vie. Il fallait donc qu’il évitât de se trouver dans des endroits déserts. La foule était sa sauvegarde. Il n’osait pas non plus rentrer chez lui, où on l’aurait suivi et abattu. Il existe, même à Paris, assez peu d’endroits ouverts toute la nuit. En dehors des cabarets de Montmartre, il y a les gares, qui sont éclairées et où les salles d’attente ne sont jamais vides. Eh bien ! les banquettes de la salle d’attente des troisièmes classes ont été revernies lundi, à la gare de Lyon. Moers déclare que le vernis est identique à celui du pantalon.

— On a questionné les employés ?

— Et on continue, oui, monsieur le juge.

— En somme, vous avez malgré tout obtenu quelques résultats.

— Malgré tout. Je sais aussi à quel moment notre homme a changé d’avis.

— Changé d’avis en quoi ?

Mme Maigret versait à son mari une tasse de tisane et lui faisait signe de la boire tant qu’elle était chaude.

— D’abord, comme je viens de vous le dire, il a espéré s’en tirer par ses propres moyens. Puis, mercredi matin, l’idée lui est venue de s’adresser à moi. Il a persisté dans cette voie jusqu’à quatre heures de l’après-midi environ. Que s’est-il passé alors ? Je l’ignore. Peut-être, après nous avoir lancé son dernier S. O. S., du bureau de poste du faubourg Saint-Denis, s’est-il figuré que cela ne servirait à rien ? Toujours est-il qu’une heure plus tard environ, vers cinq heures, il est entré dans une brasserie de la rue Saint-Antoine.