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C’était curieux, ce petit bistrot dont la porte était restée ouverte pendant au moins quatre jours et qu’on retrouvait intact, avec ses bouteilles sur l’étagère et de l’argent dans le tiroir-caisse.

Les murs étaient peints à l’huile, en brun jusqu’à un mètre du sol environ, en vert pâle au-dessus ; on y voyait les calendriers-réclames qu’on retrouve dans tous les cafés de campagne.

Au fond, « le petit Albert » n’était pas si Parisien que cela, ou plutôt, comme la plupart des Parisiens, il avait gardé des goûts paysans. Ce café, on le devinait arrangé à sa façon, avec une sorte d’amour, et on aurait pu en trouver un pareil dans n’importe quel village de France.

Il en était de même de la chambre, là-haut. Car Maigret, les mains dans les poches, avait parcouru toute la maison. Lucas l’avait suivi, amusé, parce que le commissaire, son pardessus et son chapeau retirés, paraissait vraiment prendre possession d’un nouveau domicile. En moins d’une demi-heure, il y était comme chez lui et allait de temps en temps se camper derrière le comptoir.

— Ce qu’il y a de certain, c’est que Nine n’est pas ici.

Ils l’avaient cherchée de la cave au grenier, fouillant aussi la cour, le jardinet encombré de vieilles caisses et de bouteilles vides.

— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

— Je ne sais pas, patron.

Le café ne comportait que huit tables, quatre le long d’un mur, deux en face et les deux dernières enfin au milieu de la pièce, près du poêle. C’était une de ces dernières que les deux hommes regardaient de temps en temps, parce que la sciure de bois, au pied d’une des chaises, avait été soigneusement balayée. Pourquoi, sinon pour faire disparaître des taches de sang ?

Mais qui avait retiré le couvert de la victime, qui l’avait lavé et avait lavé les verres ?

— Peut-être qu’ils sont revenus après ? proposa Lucas.

Il y avait en tout cas un détail curieux. Alors que tout était en ordre dans la maison, une bouteille, une seule, restait débouchée sur le comptoir, et Maigret s’était bien gardé d’y toucher. C’était une bouteille de cognac, et il fallait supposer que celui ou ceux qui s’en étaient servis s’étaient passés de verre et avaient bu au goulot.

 Les visiteurs inconnus étaient montés là-haut. Ils avaient fouillé tous les tiroirs, où le linge et les objets étaient restés pêle-mêle, mais les avaient refermés.

Le plus étrange, c’était que deux cadres, au mur de la chambre, qui avaient dû contenir des photographies, étaient vides.

Ce n’était pas le portrait du petit Albert qu’on avait voulu supprimer, car on en voyait un sur la commode : visage rond et joyeux, toupet sur le front, l’air d’un comique, selon l’expression du patron des Caves du Beaujolais.

Un taxi s’arrêtait. On entendait des pas sur le trottoir. Maigret allait retirer le verrou.

— Entre, disait-il à Moers qui portait une valise assez lourde. Tu as dîné ? Non ? Un petit apéritif ?

Et ce fut une des soirées, une des nuits les plus curieuses de sa vie. De temps en temps, il venait regarder Moers, qui avait entrepris un travail de longue haleine, relevant partout, dans le café d’abord, puis dans la cuisine, dans la chambre, dans toutes les pièces de la maison, les moindres empreintes digitales.

— Celui qui a pris cette bouteille le premier portait des gants de caoutchouc, put-il affirmer.

Il avait aussi prélevé des échantillons de sciure de bois, près de la fameuse table. Et Maigret, dans la poubelle, avait retrouvé des restes de morue.

Quelques heures plus tôt, le mort n’avait pas encore de nom et ne représentait aux yeux de Maigret qu’une image assez floue. Maintenant, non seulement on possédait sa photographie, mais le commissaire vivait dans sa maison, parmi ses meubles, tripotait des vêtements qui lui avaient appartenu, maniait ses objets personnels. Non sans une certaine satisfaction, il avait désigné à Lucas, dès leur arrivée, un vêtement qui pendait à un des portemanteaux de la chambre : C’était un veston du même tissu que le pantalon du mort.

Autrement dit, il avait raison. Albert était rentré chez lui et s’était changé, par habitude.

— Tu crois, mon petit Moers, qu’il y a longtemps que quelqu’un est venu ici ?

— Je jugerais qu’on est venu aujourd’hui, répondait le jeune homme, après avoir examiné des traces d’alcool sur le comptoir, près de la bouteille débouchée.

C’était possible. La maison était ouverte à tout le monde. Seulement les passants ne le savaient pas. Quand on aperçoit des volets clos, on a rarement l’idée de tourner le bec-de-cane pour savoir si la porte est fermée ou non.

— Ils cherchent quelque chose, hein ?

— C’est mon avis aussi.

Quelque chose de pas volumineux, vraisemblablement un papier, car on avait ouvert jusqu’à une boîte de carton minuscule qui avait contenu des boucles d’oreilles.

Drôle de dîner que celui qu’ils avaient fait en tête à tête, Moers et Maigret, dans la salle du café. Maigret s’était chargé du service. Il avait trouvé dans l’office un saucisson, des boîtes de sardines, du fromage de Hollande. Il était descendu à la cave tirer du vin au tonneau, un vin épais, bleuâtre. Il y avait des bouteilles bouchées, mais il n’y avait pas touché.

— Vous restez, patron ?

— Ma foi, oui. Il ne viendra probablement personne cette nuit, mais je n’ai pas envie de rentrer chez moi.

— Vous voulez que je reste avec vous ?

— Merci, mon petit Moers. Je préfère que tu ailles tout de suite faire tes analyses.

Moers ne négligeait rien, même pas des cheveux de femme enroulés à un démêloir, sur la toilette du premier étage. On entendait peu de bruit dehors. Les passants étaient rares. De temps en temps, surtout après minuit, le vacarme d’un camion venant de la banlieue et se dirigeant vers les Halles.

Maigret avait téléphoné à sa femme.

— Tu es sûr que tu ne vas pas encore prendre froid ?

— N’aie pas peur. J’ai fait du feu. Tout à l’heure, je me préparerai un grog.

— Tu ne dormiras pas de la nuit ?

— Mais si. J’ai le choix entre un lit et une chaise longue.

— Les draps sont propres ?

— Il y en a de propres dans le placard du palier.

Il faillit en effet refaire le lit, avec des draps frais, et s’y coucher. À la réflexion, il préféra la chaise longue.

Moers partit vers une heure du matin. Maigret rechargea le poêle jusqu’à la gueule, se fit un grog bien tassé, s’assura que tout était en ordre et, après avoir mis le verrou, monta l’escalier tournant à pas lourds, comme un homme qui va se coucher.

Il y avait une robe de chambre dans la garde-robe, une robe de chambre en molleton bleu, avec des revers en soie artificielle, mais elle était beaucoup trop petite et trop étroite pour lui. Les pantoufles, au pied du lit, n’étaient pas non plus à sa pointure.

Il resta en chaussettes, s’enveloppa d’une couverture et s’installa sur la chaise longue, un oreiller sous la tête. Les fenêtres au premier, n’avaient pas de Persiennes. La lueur d’un bec de gaz traversait les rideaux aux dessins compliqués et formait des arabesques sur les murs.

Il les regardait, les yeux mi-clos, en fumant sa dernière pipe à petites bouffées. Il s’habituait. Il essayait la maison, comme on essaye un vêtement neuf, et l’odeur lui en devenait déjà familière, une odeur qui lui rappelait la campagne, à la fois aigre et douce.

Pourquoi avait-on retiré les photographies de Nine ? Pourquoi celle-ci avait-elle disparu, laissant la maison en plan, n’emportant même pas l’argent du tiroir-caisse ? Il est vrai qu’il s’y trouvait à peine une centaine de francs. Sans doute Albert mettait-il son argent ailleurs et avait-on fait main basse dessus, comme on avait fait main basse sur tous ses papiers personnels.