— Chevrier en apprendra sans doute davantage tout à l’heure avec les clients.
— Vous restez ici ?
— Nous pourrions déjeuner en bas tous les deux, comme des passants. Pas de nouvelles de Torrence et de Janvier ?
— Ils s’occupent toujours des habitués des courses.
— Si tu peux les rejoindre au bout du fil, dis-leur donc de voir particulièrement à Vincennes.
Toujours la même question : l’hippodrome de Vincennes était pour ainsi dire dans le quartier. Et le petit Albert, comme Maigret, était un homme d’habitudes.
— Les gens ne s’étonnent pas de voir la maison ouverte ?
— Pas trop. Il y a des voisins qui viennent jeter un coup d’œil sur le trottoir. Ils pensent sans doute qu’Albert a revendu son fonds.
À midi, ils étaient attablés tous les deux près de la fenêtre, et Irma en personne les servait. Quelques clients s’étaient assis aux autres tables, notamment les mécaniciens de la grue.
— Albert a enfin touché le gagnant ? dit l’un d’eux en interpellant Chevrier.
— Il est à la campagne pour quelque temps.
— Et c’est vous qui le remplacez ? Il a emmené Nine avec lui ? Peut-être qu’on va manger un peu moins d’ail ; ce qui ne serait pas malheureux ! Ce n’est pas que ce soit mauvais, mais c’est rapport à l’haleine...
L’homme pinça la fesse d’Irma qui passait près de lui, et Chevrier ne broncha pas, subit même, par surcroît, le regard ironique de Lucas.
— Un bon type, en somme ! S’il n’était pas si enragé pour les courses... Mais dites donc, puisqu’il avait un remplaçant, pourquoi a-t-il laissé la maison fermée pendant quatre jours ? Surtout sans avertir les clients ! On a dû se trotter jusqu’au pont de Charenton, le premier jour, pour trouver à croûter. Non, mon petit, jamais de camembert pour moi. Un petit suisse, tous les jours. Et, pour Jules, c’est du roquefort...
Ils étaient quand même intrigués, se parlaient à mi-voix. Irma les intéressait tout particulièrement.
— Chevrier ne tiendra pas le coup longtemps, murmura Lucas à l’oreille de Maigret. Il n’y a que deux ans qu’il est marié. Si les types continuent à laisser traîner leurs mains sur le derrière de sa femme il ne va pas tarder à leur flanquer la sienne à la figure.
Ce ne fut pas si grave. L’inspecteur, pourtant s’approchant pour servir à boire, prononça avec fermeté !
— C’est ma femme.
— Félicitations, mon gars... T’en fais pas, va ! Nous on n’est pas dégoûtés.
Ils riaient aux éclats. Ce n’étaient pas de mauvais bougres, mais ils sentaient confusément que le patron n’était pas à son aise.
— Tu comprends. Albert, lui, avait pris ses précautions... Pas de danger qu’on essaie de lui chiper Nine...
— Pourquoi ?
— Tu ne la connais pas ?
— Je ne l’ai pas vue.
— T’as pas perdu, mon pote... Celle-là aurait été en sûreté dans une chambrée de Sénégalais... La meilleure fille du monde, ça oui... N’est-ce pas, Jules ?
— Quel âge a-t-elle ?
— Tu crois qu’elle a un âge, Jules ?
— C’est vrai qu’elle ne doit pas en avoir... Peut-être trente piges ?... Peut-être cinquante ?... Ça dépend de quel côté on la regarde... Si c’est du côté du bon œil, ça passe... Mais si c’est de l’autre...
— Elle louche ?
— Et comment, petit père !... Il demande si elle louche !... Mais elle pourrait regarder en même temps le bout de tes souliers et la pointe de la tour Eiffel...
— Albert l’aimait ?
— Albert, mon garçon, c’est un copain qui aime ses aises, tu comprends ? Le fricot de ta bourgeoise est bon, il est même fameux... Mais je parie que c’est toi qui te trottes vers les six heures du matin pour aller faire les Halles. Peut-être même que t’as donné un coup de main pour éplucher les patates ? Et, dans une heure, c’est pas elle qui s’appuiera toute la vaisselle pendant que tu iras te pavaner sur l’hippodrome...
« Avec Nine, oui !... Albert menait une vie de caïd... Sans compter qu’elle devait avoir du fric... »
Pourquoi, à ce moment-là, Lucas, regarda-t-il Maigret à la dérobée ? N’était-ce pas un peu comme si on avait abîmé le mort du commissaire ?
Le mécano continuait :
— Je ne sais pas comment elle l’a gagné, mais, tournée comme elle l’était, c’est sûrement pas en faisant le business...
Maigret ne bronchait pas. Il y avait même un léger sourire sur ses lèvres. Il ne perdait pas un mot de ce qu’on disait. Les mots se transformaient automatiquement en images. Le portrait du petit Albert se complétait peu à peu, et le commissaire paraissait garder toute son affection au personnage qui se précisait de la sorte.
— De quelle province vous êtes, vous autres ?
— Du Berry, répondait Irma.
— Moi, du Cher, faisait Chevrier.
— Alors, c’est pas dans votre patelin que vous avez connu Albert. Lui, c’est un gars du Nord, un ch’timmi... C’est pas de Tourcoing, Jules ?
— De Roubaix.
— C’est du pareil au même.
Maigret intervint dans la conversation, ce qui n’avait rien de surprenant dans un café d’habitués.
— Il n’a pas travaillé aux environs de la gare du Nord ?
— Au Cadran, oui. Il a été garçon pendant dix ou douze ans dans la même brasserie avant de s’installer ici.
Ce n’était pas par hasard que Maigret avait posé sa question. Il connaissait les gens du Nord qui, quand ils viennent à Paris, semblent avoir toutes les peines du monde à s’éloigner de leur gare, de sorte qu’ils forment une véritable colonie du côté de la rue de Maubeuge.
— Ça ne doit pas être là qu’il a connu Nine.
— Là ou ailleurs, il a gagné le gros lot. Pas pour ce qui est de la bagatelle, bien sûr... Mais pour ce qui est de n’avoir plus à se faire de soucis...
— Elle est du Midi ?
— Vous pourriez dire midi et demi !
— Marseille ?
— Toulouse !... Avé l’assent ! À côté de son accent à elle, celui du type qui fait les annonces à Radio-Toulouse est de la petite bière... L’addition, mon petit... Dis donc, patron, et les bonnes manières ?
Chevrier fronçait les sourcils, dérouté. Maigret, lui, venait de comprendre. C’est lui qui intervint :
— Il a raison ! Quand une maison change de patron, ça s’arrose...
Il ne vint que sept clients en tout pour le déjeuner. Un des cavistes de chez Cess, un homme d’un certain âge, à l’air renfrogné, mangea en silence, dans un coin, furieux de tout, de la cuisine qui n’était plus la même, du couvert qui n’était pas le sien, du vin blanc qu’on lui servait au lieu du rouge auquel il était habitué.
— Ça va devenir une boîte comme les autres, grommela-t-il en partant. C’est toujours la même chose...
Chevrier ne s’amusait déjà plus autant que le matin. Il n’y avait qu’Irma à prendre la vie gaiement, à jongler avec les plats, les piles d’assiettes, et elle se mit à faire la vaisselle en fredonnant.
À une heure et demie, il n’y avait plus que Maigret et Lucas dans le café. Les heures creuses commençaient, pendant lesquelles on ne devait voir un consommateur que de temps en temps, un passant qui avait soif, ou un couple de mariniers qui attendaient la fin de leur chargement.
Maigret fumait à petites bouffées, le ventre en avant, car il avait beaucoup mangé, peut-être pour faire plaisir à Irma. Un rayon de soleil chauffait une de ses oreilles, et il paraissait béat, quand soudain il écrasa sous sa semelle les orteils de Lucas.
Un homme venait de passer sur le trottoir. Il avait regardé avec attention à l’intérieur du café, puis, hésitant, il avait fait demi-tour, s’était approché de la porte.
Il était de taille moyenne. Il ne portait ni chapeau ni casquette. Ses cheveux étaient roux, et il avait des taches de rousseur sur le visage, des yeux bleus, une bouche charnue.