Sa main tourna le bec-de-cane. Il entra, toujours hésitant, et il y avait quelque chose de souple dans son attitude, une étrange prudence dans ses gestes.
Ses souliers très usés n’avaient pas été cirés depuis plusieurs jours. Son complet sombre était élimé, sa chemise douteuse, la cravate mal nouée.
Il faisait penser à un chat pénétrant avec précaution dans une chambre inconnue, observant tout autour de lui, flairant le danger possible. Il devait être d’une intelligence moins que médiocre. Les simples de villages ont souvent de ces yeux-là, où on ne lit qu’une ruse instinctive et de la méfiance.
Sans doute Maigret et Lucas l’intriguaient-ils ? Il se défiait d’eux, s’avançait en biais vers le comptoir, sans cesser de les observer, frappait le zinc d’une pièce de monnaie.
Chevrier, qui mangeait dans un coin de la cuisine, parut.
— Qu’est-ce que c’est ?
Et l’homme hésita encore. Il paraissait enroué. Il émit un son rauque, puis renonça à parler, désigna du doigt la bouteille de cognac sur l’étagère.
C’était Chevrier maintenant qu’il regardait dans les yeux. Il y avait quelque chose qu’il ne comprenait pas, qui dépassait son entendement.
Du bout de son pied, Maigret, impassible, tapotait les orteils de Lucas.
La scène fut brève, mais parut très longue. L’homme cherchait de la monnaie dans sa poche de la main gauche, tandis que, de la droite, il portait le verre à ses lèvres et buvait d’un trait.
L’alcool le fit tousser. Il en eut les paupières humides.
Alors il jeta quelques pièces sur le comptoir et sortit en quelques pas très longs, très rapides. On le vit, dehors, s’élancer dans la direction du quai de Bercy et se retourner.
— À toi ! fit Maigret à l’adresse de Lucas. Mais j’ai bien peur qu’il te sème...
Lucas se précipitait dehors. Le commissaire commandait à Chevrier :
— Appelle un taxi... Vite !...
Le quai de Bercy était long, tout droit, sans rues transversales. Peut-être aurait-il le temps, en voiture, de rejoindre l’homme avant qu’il eût échappé à Lucas.
CHAPITRE V
À mesure que le rythme de la poursuite s’accélérait, Maigret avait davantage l’impression de vivre cette scène pour la seconde fois. Cela lui arrivait parfois en rêve – et c’étaient ces rêves-là que, encore enfant, il appréhendait le plus. Il s’avançait dans un décor généralement compliqué, et soudain il avait la sensation qu’il y était déjà venu, qu’il avait fait les mêmes gestes, prononcé les mêmes mots. Cela lui donnait une sorte de vertige, surtout à l’instant où il comprenait qu’il était en train de vivre des heures qu’il avait déjà vécues une fois.
Cette chasse à l’homme, commencée quai de Charenton, c’était de son bureau qu’il en avait suivi une première fois les péripéties, alors que la voix affolée du petit Albert lui apportait d’heure en heure l’écho d’une angoisse croissante.
Maintenant aussi, l’angoisse montait. Sur la longue perspective du quai de Bercy, presque désert, l’homme qui marchait à grands pas souples le long des grilles se retournait de temps en temps, puis il accélérait son allure en voyant invariablement derrière lui la courte silhouette de Lucas.
Maigret, dans son taxi, assis à côté du chauffeur, roulait derrière eux. Quelle différence entre les deux hommes ! Le premier avait quelque chose d’animal dans le regard, dans la démarche. Ses mouvements, même quand il se mit à courir, restaient harmonieux.
Sur ses talons, le bedonnant Lucas allait le ventre un peu en avant, comme toujours, faisant penser à un de ces chiens corniauds qui ont l’air de saucissons à pattes, mais qui tiennent mieux la piste du sanglier que les plus illustres chiens de meute.
Tout le monde aurait parié contre lui pour le rouquin. Maigret lui-même, quand il vit l’homme, profitant de ce que le quai était désert, s’élancer en avant, dit à son chauffeur d’accélérer. C’était inutile. Le plus étrange, c’est que Lucas n’avait pas l’air de courir. Il gardait son aspect convenable de bon petit bourgeois de Paris en promenade et continuait à se dandiner.
Quand l’inconnu entendit les pas sur ses talons, quand, en tournant à demi la tête, il aperçut Maigret dans le taxi qui arrivait à sa hauteur, il comprit qu’il ne servait à rien de s’essouffler ni d’attirer l’attention, et il reprit une allure plus normale.
Des milliers de gens, cette après-midi-là, devaient les croiser dans les rues et sur les places publiques, et, comme pour le petit Albert, personne ne se douta du drame qui se jouait.
Au pont d’Austerlitz, déjà, l’étranger – car, dans l’esprit de Maigret, l’homme était un étranger – avait un regard plus inquiet. Il continua par le quai Henri-IV. Il se préparait à quelque chose, cela se sentait à son attitude. Et, en effet, quand ils atteignirent le quartier Saint-Paul, le taxi suivant toujours, il s’élança à nouveau, mais, cette fois, dans le réseau de rues étroites qui s’étend entre la rue Saint-Antoine et les quais.
Maigret faillit le perdre, parce qu’un camion bouchait une des ruelles.
Des enfants qui jouaient sur les trottoirs regardaient les deux hommes qui couraient, et Maigret retrouvait enfin ceux-ci deux rues plus loin, Lucas à peine essoufflé, parfaitement correct dans son pardessus boutonné. Il avait même la présence d’esprit d’adresser un clin d’œil au commissaire, comme pour dire :
— Ne vous en faites pas !
Il ne savait pas encore que cette chasse-là, à laquelle Maigret assistait du siège d’une voiture, sans se fatiguer, allait durer des heures. Ni qu’elle deviendrait plus cruelle à mesure que le temps passerait
C’est à partir du coup de téléphone que l’homme commença à perdre son assurance. Il était entré dans un petit bar, rue Saint-Antoine. Lucas y avait pénétré derrière lui.
— Il va l’arrêter ? questionna le chauffeur, qui connaissait Maigret.
— Non.
— Pourquoi ?
Pour lui, en effet, un homme qu’on suit à la piste est un homme qu’on finira par arrêter. À quoi bon cette poursuite, cette cruauté inutile ? Il réagissait comme les non-initiés au passage d’une chasse à courre.
Sans s’occuper de l’inspecteur, l’étranger avait pris un jeton de téléphone et s’était enfermé dans la cabine. On voyait, à travers les vitres du bistrot, Lucas qui en profitait pour avaler un grand verre de bière, ce qui donna soif à Maigret.
La communication dura longtemps : près de cinq minutes. Deux ou trois fois, Lucas, inquiet, alla regarder par le judas de la cabine pour s’assurer qu’il n’était rien arrivé à son client.
Après, ils furent côte à côte devant le zinc, sans rien se dire, comme sans se connaître. La physionomie de l’homme s’était modifiée. Il regardait autour de lui avec une sorte d’égarement, semblait guetter un moment propice, mais sans doute avait-il compris qu’il n’y en aurait plus pour lui.
Il finit par payer, par sortir. Il se dirigea vers la Bastille, fit le tour presque complet de la place, s’engagea un moment sur le boulevard Richard-Lenoir, à trois minutes de chez Maigret, mais tourna, à droite, dans la rue de la Roquette.
Quelques minutes plus tard, il était perdu. Il ne connaissait pas le quartier, c’était visible. À deux ou trois reprises, encore, il eut des velléités de fuite, mais il y avait trop de monde dans les rues, ou bien il apercevait au prochain carrefour le képi d’un sergent de ville.
C’est alors qu’il se mit à boire. Il entrait dans les bars, non plus pour téléphoner, mais pour avaler d’un trait un verre de mauvais cognac, et Lucas avait pris le parti de ne plus le suivre à l’intérieur.
Dans un de ces bars, quelqu’un lui adressa la parole, et il le regarda sans répondre, en homme à qui on parle une langue inconnue.