— On l’a déshabillé ?
— Pas encore. On attend Moers.
— Vas-y, vieux ! Cette fois-ci, je n’ai pas le temps de t’accompagner. Tu devras encore passer une partie de la nuit et tu seras crevé.
— Je peux fort bien tenir le coup deux nuits de suite. Ce ne sera pas la première fois.
Maigret demanda le Petit Albert au bout du fil.
— Rien de nouveau, Émile ?
— Rien, patron. Ça boulotte.
— Beaucoup de monde ?
— Moins que ce matin. Quelques-uns pour l’apéritif, mais il n’y a presque personne pour le dîner.
— Ta femme s’amuse toujours à jouer à la bistrote ?
— Elle est ravie. Elle a nettoyé la chambre à fond, changé les draps, et nous y serons très bien. Votre rouquin ?
— Mort.
— Hein ?
— Un de ses petits camarades a préféré l’abattre d’une balle alors qu’il avait envie de rentrer chez lui.
Encore un coup d’œil dans le bureau des inspecteurs. Il fallait penser à tout.
— La Citroën jaune ?
— Rien de nouveau. Pourtant, des gens nous la signalent dans le quartier Barbès-Rochechouart.
— Pas si bête ! Il faut suivre cette piste-là. Pour des raisons géographiques, une fois encore.
Le quartier Barbès touche à celui de la gare du Nord. Et Albert avait travaillé longtemps comme garçon dans une brasserie de ce quartier.
— Tu as faim, Lucas ? demanda le commissaire.
— Pas spécialement. Je peux attendre.
— Ta femme ?
— Je n’ai qu’à lui téléphoner.
— Bon. Je téléphone à la mienne aussi et je te garde.
Il était un peu fatigué quand même et il aimait autant ne pas travailler seul, surtout que la nuit promettait d’être éreintante.
Ils s’arrêtèrent tous les deux à la Brasserie Dauphine pour l’apéritif, et c’était toujours un étonnement assez naïf, quand ils étaient ainsi plongés dans une enquête, de voir que la vie continuait normalement autour d’eux, que les gens s’occupaient de leurs petites affaires, plaisantaient. Qu’est-ce que cela pouvait leur faire qu’un Tchèque eût été abattu sur le trottoir de la rue du Roi-de-Sicile ? Quelques lignes dans les journaux.
Puis, un beau jour, ils apprendraient de même qu’on avait arrêté l’assassin.
Personne non plus, sauf les initiés, ne savait qu’une rafle se préparait pour la nuit dans un des quartiers les plus denses et les plus inquiétants de Paris. Remarquait-on les inspecteurs postés à tous les coins de rue, l’air aussi indifférent que possible ?
Quelques filles, peut-être, tapies dans des encoignures d’où elles sortaient de temps en temps pour agripper le bras d’un passant, sourcillaient en reconnaissant la silhouette caractéristique d’un agent des mœurs. Celles-là s’attendaient à aller passer une partie de la nuit au dépôt. Elles en avaient l’habitude. Cela leur arrivait au moins une fois par mois. Si elles n’étaient pas malades, on les relâcherait vers dix heures du matin. Et après ?
Les tenanciers de meublés n’aiment pas non plus qu’on vienne à une heure inhabituelle relever leur registre. Oh ! ils étaient en règle. Ils étaient toujours en règle.
On leur mettait une photographie sous le nez. Ils faisaient semblant de la regarder attentivement, allaient parfois chercher leurs lunettes.
— Vous connaissez ce type-là ?
— Jamais vu.
— Vous avez des Tchèques chez vous ?
— J’ai des Polonais, des Italiens, un Arménien, mais pas de Tchèques.
— Ça va.
La routine. Un des inspecteurs, là-haut, à Barbès, qui, lui, ne s’occupait que de la voiture jaune, interrogeait les garagistes, les mécaniciens, les sergents de ville, les commerçants, les concierges.
La routine.
Chevrier et sa femme jouaient aux tenanciers de bar, quai de Charenton, et, tout à l’heure, après avoir accroché les volets, deviseraient devant le gros poêle avant d’aller se coucher paisiblement dans le lit du petit Albert et de la Nine aux yeux croches.
Encore une qu’il faudrait retrouver. On ne la connaissait pas aux mœurs. Qu’est-ce qu’elle pouvait être devenue ? Savait-elle que son mari était mort ? Si elle le savait, pourquoi n’était-elle pas venue reconnaître le corps quand on avait publié la photographie dans les journaux ? Les autres avaient pu ne pas la reconnaître. Mais elle ?
Fallait-il croire que les assassins l’avaient emmenée ? Elle ne se trouvait pas dans l’auto jaune alors que celle-ci déposait le cadavre place de la Concorde.
— Je parie, dit Maigret qui suivait son idée, que nous la retrouverons un jour à la campagne.
C’est inouï le nombre de gens qui, quand il y a du vilain, éprouvent le besoin d’aller respirer l’air de la campagne, le plus souvent dans une auberge bien tranquille, où la table est bonne et le vin clairet.
— On prend un taxi ?
Cela ferait encore des histoires avec le caissier, qui mettait une obstination désagréable à éplucher les notes de frais et qui s’écriait volontiers :
— Est-ce que je me promène en taxi, moi ?
Ils en arrêtèrent un plutôt que d’aller attendre l’autobus de l’autre côté du Pont-Neuf.
— Au Cadran, rue de Maubeuge.
Une belle brasserie, comme Maigret les aimait, pas encore modernisée, avec sa classique ceinture de glaces sur les murs, sa banquette de molesquine rouge sombre, ses tables de marbre blanc et, par-ci par-là, une boule de nickel pour les torchons. Cela sentait bon la bière et la choucroute. Il y avait seulement un peu trop de monde, des gens trop pressés, chargés de bagages, qui buvaient ou mangeaient trop vite, appelaient les garçons avec impatience, le regard fixé sur la grosse horloge lumineuse de la gare.
Le patron aussi, qui se tenait près de la caisse, digne et attentif à tout ce qui se passait, était dans la tradition, petit, grassouillet, le crâne chauve, le complet ample et les souliers fins sans un grain de poussière.
— Deux choucroutes, deux demis et le patron, s’il vous plaît.
— Vous voulez parler à M. Jean ?
— Oui.
Un ancien garçon ou un ancien maître d’hôtel qui avait fini par se mettre à son compte ?
— Messieurs...
— Je voudrais un renseignement, monsieur Jean. Vous avez eu ici un garçon nommé Albert Rochain, qu’on appelait, je crois le Petit Albert.
— J’en ai entendu parler.
— Vous ne l’avez pas connu ?
— Il y a seulement trois ans que j’ai racheté le fonds. La caissière, à ce moment-là, avait connu Albert.
— Vous voulez dire qu’elle n’est plus ici ?
— Elle est morte l’année dernière. Elle a vécu pendant plus de quarante ans à cette place.
Il désignait la caisse en bois verni derrière laquelle trônait une personne blonde d’une trentaine d’années.
— Et les garçons ?
— Il y en avait un vieux aussi, Ernest, mais, depuis, il a pris sa retraite ; et il est retourné dans son pays, quelque part en Dordogne, si je ne me trompe.
Le patron restait debout devant les deux hommes qui mangeaient leur choucroute, mais il ne perdait rien de ce qui se passait autour de lui.
— Jules !... Le 24...
Il souriait de loin à un client qui sortait.
— François ! Les bagages de Madame...
— L’ancien propriétaire vit-il encore ?
— Il se porte mieux que vous et moi.
— Vous savez où je pourrais le rencontrer ?
— Chez lui, bien entendu. Il vient me voir de temps en temps. Il s’ennuie, parle de se remettre dans le commerce.
— Voulez-vous me donner son adresse ?
— Police ? questionna simplement le patron.
— Commissaire Maigret.
— Pardon ! J’ignore son numéro, mais je peux vous renseigner, car il m’a invité deux ou trois fois à déjeuner. Vous connaissez Joinville ? Vous voyez l’île d’Amour, un peu plus loin que le pont ? Il n’habite pas dans l’île, mais une villa située juste en face de la pointe. Il y a un garage à bateaux devant. Vous la reconnaîtrez facilement.