Il était huit heures et demie quand le taxi s’arrêta en face de la villa. On lisait sur une plaque de marbre blanc, en lettres moulées : Le Nid, et on voyait un oiseau des îles, ou ce qui voulait être un oiseau des îles, se poser au bord d’un nid.
— Il a dû se fatiguer pour trouver ça ! remarqua Maigret en sonnant.
L’ancien patron du Cadran en effet, s’appelait Loiseau, Désiré Loiseau.
— Tu verras qu’il est du Nord et qu’il va nous offrir un vieux genièvre.
Cela ne rata pas. Ils virent d’abord une petite femme boulotte, toute blonde, toute rose, qu’il fallait regarder de près avant de distinguer les fines rides sous l’épaisse couche de poudre.
— Monsieur Loiseau !... appela-t-elle. Quelqu’un pour vous !...
C’était Mme Loiseau, pourtant. Elle les fit entrer dans le salon qui sentait le vernis.
Loiseau était gras aussi, mais grand et large, plus grand et plus large que Maigret, ce qui ne l’empêchait pas de se mouvoir avec une légèreté de danseur.
— Asseyez-vous, monsieur le commissaire. Vous aussi, monsieur ?...
— L’inspecteur Lucas.
— Tiens ! J’ai connu quelqu’un, à l’école, qui s’appelait Lucas aussi. Vous n’êtes pas Belge, inspecteur ? Moi, je le suis. Cela s’entend, n’est-ce pas ? Mais si ! Je n’en suis pas honteux, allez ! Il n’y a pas de déshonneur. Bobonne, tu nous serviras à boire...
Et ce fut le petit verre de genièvre.
— Albert ? Je crois bien que je m’en souviens. Un garçon du Nord. Je crois d’ailleurs que sa mère était Belge aussi. Je l’ai bien regretté. Voyez-vous, ce qui compte le plus, dans notre commerce, c’est la gaieté. Les gens qui vont au café aiment voir des visages souriants. Je me souviens d’un garçon, par exemple, un bien brave homme et qui avait je ne sais combien d’enfants, qui se penchait sur les clients commandant un soda, ou un quart de Vichy, ou n’importe quoi de non alcoolisé, pour leur souffler confidentiellement :
« Vous avez un ulcère aussi ?» Il vivait avec son ulcère. Il ne parlait que de son ulcère, et j’ai dû me débarrasser de lui parce que les gens changeaient de place quand ils le voyaient s’approcher de leur table.
« Albert, c’était le contraire. Un rigoleur. Il fredonnait. Il portait son chapeau avec l’air de jongler, de s’amuser, il avait une façon à lui de lancer : « Beau temps, aujourd’hui ! »
— Il vous a quitté pour se mettre à son compte ?
— Quelque part du côté de Charenton, oui.
— Il avait fait un héritage ?
— Je ne crois pas. Il m’en a parlé. Je crois seulement qu’il s’est marié.
— Au moment de vous quitter ?
— Oui. Un peu avant.
— Vous n’avez pas été invité au mariage ?
— Je l’aurais sûrement été si cela s’était passé à Paris, car, chez moi, les employés étaient comme de la famille. Mais ils sont allés faire ça en province, je ne sais plus où.
— Vous ne pouvez pas vous souvenir ?
— Non. Je vous avoue que, pour moi, tout ce qui est en dessous de la Loire, c’est le Midi.
— Vous n’avez pas connu sa femme ?
— Il est venu me la présenter un jour. Une brune, pas très jolie...
— Elle louchait ?
— Elle avait les yeux un peu de travers, oui. Mais cela n’était pas déplaisant. Il y a des gens chez qui ça choque, d’autres à qui cela ne va pas trop mal.
— Vous ne connaissiez pas son nom de jeune fille ?
— Non. Je crois me souvenir que c’était une parente, une cousine, ou quelque chose comme cela. Ils se connaissaient depuis toujours. Albert disait : « Puisqu’il faut bien finir par là un jour ou l’autre autant que ce soit avec quelqu’un qu’on connaît. » Il ne pouvait pas se passer de plaisanter. Il paraît qu’il n’avait pas son pareil pour la chansonnette, et des clients m’ont dit sérieusement qu’il pourrait gagner sa vie dans les music-halls.
« Encore un petit verre ? Vous voyez, ici, c’est calme, trop calme même, et il se pourrait qu’un jour ou l’autre je reprenne le métier. Malheureusement, on ne trouve plus beaucoup d’employés comme Albert. Vous le connaissez ? Son affaire marche ? »
Maigret préféra ne pas leur apprendre qu’Albert était mort, car il prévoyait une bonne heure de lamentations et de soupirs.
— Vous lui connaissiez des amis intimes ?
— Il était l’ami de tout le monde.
— Personne ne venait, par exemple, le chercher après son travail ?
— Non. Il fréquentait les hippodromes. Il s’arrangeait pour être libre assez souvent l’après-midi. Mais il n’était pas imprudent. Il n’a jamais essayé de m’emprunter de l’argent. Il jouait selon ses moyens. Si vous le voyez, dites-lui de ma part que...
Et Mme Loiseau, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis l’arrivée de son mari, souriait toujours, du sourire d’une figure de cire à la vitrine d’un coiffeur.
Encore un petit verre ? Oui. Surtout que le genièvre était bon. Puis en route pour la rafle dans une rue où on ne leur sourirait plus.
CHAPITRE VI
Deux cars de la police s’étaient arrêtés rue de Rivoli, au coin de la rue Vieille-du-Temple, et pendant un moment on avait vu luire sous les réverbères les boutons argentés des agents. Ceux-ci étaient allés prendre leur poste, barrant un certain nombre de rues où se trouvaient déjà des inspecteurs de la P. J.
Puis, derrière les cars, vinrent se ranger les voitures cellulaires. Juste à l’angle de la rue du Roi-de-Sicile, un officier de paix tenait les yeux fixés sur sa montre.
Rue Saint-Antoine, des passants, inquiets, se retournaient et hâtaient le pas. Dans le quartier cerné, on voyait encore quelques fenêtres éclairées, un peu de lumière à la porte des hôtels meublés, le fanal de la maison de prostitution de la rue des Rosiers.
L’officier de paix, l’œil toujours fixé à son chronomètre, comptait les dernières secondes et, à côté de lui, un Maigret indifférent, ou un peu gêné, enfonçait les mains dans les poches de son pardessus et regardait ailleurs.
Quarante... Cinquante... Soixante... Deux coups de sifflets stridents auxquels, aussitôt, d’autres sifflets répondirent. Les agents en uniforme s’avançaient dans les rues en tirailleurs, tandis que les inspecteurs entraient dans les hôtels borgnes.
Comme toujours dans ces cas-là, des fenêtres s’ouvrirent un peu partout ; on vit dans le noir des silhouettes blanches qui se penchaient, inquiètes ou hargneuses. Déjà on entendait des voix. Déjà on voyait passer un agent qui poussait devant lui une fille, pêchée dans une encoignure, et qui lui lançait des phrases ordurières.
Il y avait aussi des pas précipités, des hommes qui essayaient de fuir, fonçaient dans l’obscurité des ruelles : en vain, car c’était pour aller se buter à d’autres cordons de police.
— Papiers !
Les lampes de poche s’allumaient, éclairaient des visages suspects, des passeports crasseux, des cartes d’identité. Il y avait, aux fenêtres, des habitués qui savaient qu’ils ne pourraient se rendormir de longtemps et qui assistaient à la rafle comme à un spectacle.
Le plus gros gibier était déjà au Dépôt. Ceux-là n’avaient pas attendu la rafle. Du moment qu’un homme avait été abattu dans le quartier en fin de l’après-midi, ils l’avaient flairée. Et, dès la nuit, des ombres s’étaient glissées le long des murs, des hommes portant de vieilles valises ou d’étranges baluchons étaient allés se heurter aux inspecteurs de Maigret.
On trouvait de tout parmi eux : un interdit de séjour, des souteneurs, de fausses cartes d’identité, comme toujours, des Polonais, des Italiens qui n’étaient pas en règle.
À tous, qui prenaient un air dégagé, la même question brutale :